Le supply faisait route de Malte vers la Libye avec une pontée
de gros tuyaux. Au milieu de la nuit le Chef mécanicien, de 55
ans, notre naufragé, fut réveillé par un coup de
téléphone paniqué: "Chef venez vite..."
et au même moment le navire chavira brutalement pour se stabiliser
à l'envers. Le Chef projeté de sa couchette se retrouva
dans le noir, dans sa cabine à l'envers sans savoir ce qui s'était
passé. La situation restant stable il se déplaça
à tâtons et réussit à gagner le compartiment
machine. Il resta ainsi prisonnier dans le noir, tapant de temps en temps
avec un bout de ferraille sur un tuyau, sans obtenir le moindre écho
jusqu'au lever du jour. Le jour lui permit de distinguer que la claire
voie machine était ouverte, et que sa seule chance de salut était
de sortir par là, ce qui supposait un plongeon difficile de plusieurs
mètres, parmi les échelles et autres obstacles. Il tenta
d'abord l'aventure avec un morceau de boyau d'air en guise de narguilé
mais faillit se noyer. Après pas mal d'hésitation il décida
de tenter le tout pour le tout et réussit par miracle à
sortir et émerger à la surface. Deuxième miracle
le radeau pneumatique qui s'était largué tout seul flottait
non loin de là, tenu par son ancre flottante. Il le rejoignit vite
mais fut incapable de se hisser à bord. L'échelle de quatre
ou cinq marches se mettant à l'horizontale sous le canot dès
qu'il pesait dessus. (J'ai fait faire le même essai par la suite
dans la piscine, personne n'a pu monter dans un gonflable). Il resta donc
accroché au canot à se refroidir dans l'eau et à
brûler au soleil jusqu'au miracle suivant: le passage d'un pétrolier
qui le repère et qui le récupère juste à temps.
Il était dans l'eau depuis six heures en hypothermie et n'aurait
pas tenu beaucoup plus longtemps. Il pensait que le navire a chaviré
parce que des paquets de mer ont rempli les tuyaux en pontée et
que l'eau ne s'est pas évacuée assez vite. Le chargement
était lourd et uniquement en pontée.
Conclusions: ce Chef a repris la mer, il m'a écrit quelques mois
après pour me le signaler en me remerciant. Il s'est fait engueuler
par son armateur. Moi je me suis fait engueuler par le mien parce que
je n'avais pas rendu compte immédiatement, et parce que j'avais
quitté les lieux sans être sûr qu'il n'y avait pas
d'autres naufragés. En fait j'avais le témoignage du Chef,
et j'avais avisé la station terrestre responsable de la zone, Rome
je crois, qui m'avait libéré. Finalement j'ai quand même
eu un diplôme d'honneur de la SNSM, qui fait joli dans mon bureau,
et j'ai surtout eu la joie de sauver un marin en grande difficulté.
J'ai signalé le problème des échelles de canots gonfalbles
au magazine "Safety at Sea" qui a transmis aux fabricants, je
ne sais pas si ça a servi mais je crois que les systèmes
ont été améliorés. |