1982. Le miraculé du supply LISBETH TIDE

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Le pétrolier Touraine, était ce jour là en route vers un port de chargement Libyen, beau temps avec une brise de force 4 à 5, une mer agitée. Nous étions sur une route très peu fréquentée, dans le golfe de Syrte. Peu avant midi en montant à la passerelle j'aperçus une masse noire à l'horizon, qui ressemblait à un cachalot. Le lieutenant n'avait pas eu la curiosité de l'examiner avec attention, mais quelquechose d'inhabituel dans la silhouette me décida à ordonner un détour pour aller voir de plus près. En fait de cachalot un quart d'heure plus tard nous découvrons une coque flottant à l'envers, et à une centaine de mètres, la tâche orange d'un canot de survie. Je fais aussitôt ralentir la machine et passe entre l'épave et le canot pour observer. En passant tout près du canot nous découvrons quelqu'un dans l'eau, accroché au canot et qui nous fait un tout petit signe de la main. Une manoeuvre de Boutakoff nous présente un peu plus tard à quelques mètres au vent du canot. Ma maneuvre n'est pas parfaite et quand le canot glisse le long du bord nous avons encore 1/2 noeud d'erre en avant, je suis obligé de battre un peu en arrière, ce qui écarte le canot. Le Second Capitaine a eu le temps de sauter à bord et d'aider le naufragé. Il lui passe un harnais et l'équipage peut le hisser sur le pont, ce qui n'est pas facile. L'homme est très faible, il faut le porter à l'hôpital. Je fais vérifier sa température, il fait à peine monter le thermomètre médical qui commence à 35°. Nous le réchauffons en le plongeant dans la baignoire puis en le collant au lit sous des couvertures. Quand il commence à grelotter, bon signe, nous lui faisons boire du thé chaud et le bougre prononce ses premiers mots en voyant approcher le bol "Is that beer?". Nous restons sur les lieux une heure et quand le naufragé peut s'exprimer et me confirmer qu'il est le seul survivant je reprend la route. Il fut donc sauvé, débarqué le lendemain en Libye pour rejoindre son Angleterre natale. Je vais vous dire les circonstances du naufrage telles qu'il me les a racontées ensuite.

Voilà la coque retournée qui ressemblait un peu à un cachalot

Le Second, Mr. Gervin, a réussi à sauter à bord du canot et aide le naufragé qui est toujours dans l'eau. Le remous de la marche arrière arrive presque au milieu du navire indiquant que l'erre est presque nulle. Un matelot se tient sur l'échelle de pilote prêt à aider, ce matelot qui professait une haine farouche de ces "salauds d'Anglais" se conduisit comme une mère poule pour le notre!

Hissage à bord, le navire est lège et il doit bien y avoir une douzaine de mètres de franc-bord. Ce n'est pas une mince affaire.

Le naufragé, en short et pieds nus arrive au niveau du pont, lui faire franchir les mains courantes ne sera pas non plus facile

En route pour l'hopital, porté par cinq hommes, dont le matelot anglophobe, et le propriétaire de ces photos, avec une grosse barbe.
Le naufragé entouré des sauveteurs.
Circonstances du naufrage d'après le récit de l'unique survivant :

Le supply faisait route de Malte vers la Libye avec une pontée de gros tuyaux. Au milieu de la nuit le Chef mécanicien, de 55 ans, notre naufragé, fut réveillé par un coup de téléphone paniqué: "Chef venez vite..." et au même moment le navire chavira brutalement pour se stabiliser à l'envers. Le Chef projeté de sa couchette se retrouva dans le noir, dans sa cabine à l'envers sans savoir ce qui s'était passé. La situation restant stable il se déplaça à tâtons et réussit à gagner le compartiment machine. Il resta ainsi prisonnier dans le noir, tapant de temps en temps avec un bout de ferraille sur un tuyau, sans obtenir le moindre écho jusqu'au lever du jour. Le jour lui permit de distinguer que la claire voie machine était ouverte, et que sa seule chance de salut était de sortir par là, ce qui supposait un plongeon difficile de plusieurs mètres, parmi les échelles et autres obstacles. Il tenta d'abord l'aventure avec un morceau de boyau d'air en guise de narguilé mais faillit se noyer. Après pas mal d'hésitation il décida de tenter le tout pour le tout et réussit par miracle à sortir et émerger à la surface. Deuxième miracle le radeau pneumatique qui s'était largué tout seul flottait non loin de là, tenu par son ancre flottante. Il le rejoignit vite mais fut incapable de se hisser à bord. L'échelle de quatre ou cinq marches se mettant à l'horizontale sous le canot dès qu'il pesait dessus. (J'ai fait faire le même essai par la suite dans la piscine, personne n'a pu monter dans un gonflable). Il resta donc accroché au canot à se refroidir dans l'eau et à brûler au soleil jusqu'au miracle suivant: le passage d'un pétrolier qui le repère et qui le récupère juste à temps. Il était dans l'eau depuis six heures en hypothermie et n'aurait pas tenu beaucoup plus longtemps. Il pensait que le navire a chaviré parce que des paquets de mer ont rempli les tuyaux en pontée et que l'eau ne s'est pas évacuée assez vite. Le chargement était lourd et uniquement en pontée.

Conclusions: ce Chef a repris la mer, il m'a écrit quelques mois après pour me le signaler en me remerciant. Il s'est fait engueuler par son armateur. Moi je me suis fait engueuler par le mien parce que je n'avais pas rendu compte immédiatement, et parce que j'avais quitté les lieux sans être sûr qu'il n'y avait pas d'autres naufragés. En fait j'avais le témoignage du Chef, et j'avais avisé la station terrestre responsable de la zone, Rome je crois, qui m'avait libéré. Finalement j'ai quand même eu un diplôme d'honneur de la SNSM, qui fait joli dans mon bureau, et j'ai surtout eu la joie de sauver un marin en grande difficulté. J'ai signalé le problème des échelles de canots gonfalbles au magazine "Safety at Sea" qui a transmis aux fabricants, je ne sais pas si ça a servi mais je crois que les systèmes ont été améliorés.