Passage du Cap Horn (février 2008)
de Buenos Aires à Valparaiso à bord du NORWEGIAN DREAM
Françoise Massard

Sommaire

Page en grande partie construite à partir d'extraits d'une conférence faite par le Commandant Gras (Rédacteur en Chef de La Lettre des Paquebots)
au cours d'une journée de navigation à bord du NORWEGIAN DREAM
. Je le remercie de m'avoir permis d'utiliser une grande partie de ses documents



Les premiers grands navigateurs

L'Homme a depuis longtemps recherché les épices, d'abord pour chasser les insectes (rites funéraires), puis en médecine, ou comme conservateurs des aliments, avant d'être utilisées comme aromates dans l'art culinaire. Leur commerce était basé, au début, sur le troc, puis donna lieu à des échanges monétaires (1).
(1 )Le terme «payer en espèces» viendrait de «payer en épices». Les deux  mots ont la même  racine en latin : species, qui au pluriel veut dire à la fois "épices" et "marchandises" .
Les épices rentrent dans l’histoire moderne  avec les grands navigateurs  poussés par les commerçants et les princes à rechercher des voies maritimes moins onéreuses  et plus sûres que les voies de la «Route de la soie». De ce moment, les épices vont dominer la navigation occidentale jusqu’au XIXe siècle au travers des découvertes,  de l’installation des comptoirs puis plus tard des colonies, de la création des grandes Compagnies des Indes et des batailles navales pour la conquête des terres lointaines.
En effet, jusqu'au milieu du XVe siècle, seuls les Chinois,  les Indiens, les Arabes, les Byzantins, les Génois et les Vénitiens ont commencé à s'aventurer sur la mer.

Les Portugais vont relever le défi, se lançant sur les nouvelles ,mais oh combien aventureuses, routes maritimes qui, d'étape en étape, vont les mener vers l'Afrique, puis aux Indes, à Malacca, dans le golfe Persique et enfin dans les îles où poussent la cannelle, le clou de girofle, le poivre, le gingembre, la vanille, la noix de muscade, le bois de santal, etc.

On citera Gil Eanes de Lagos (qui, le premier, doubla le redoutable Cap Bojador en 1434, cf. Journal des Savants, Institut de France, 1841), Diégo Caô (qui franchit l’Equateur et atteignit l'embouchure du Congo en 1482), Bartholomeo Dias (qui découvrit, en 1488, le Cap Tormentoso ou Cap des Tempêtes, plus connu sous son nom actuel de Cap de Bonne Espérance, cf. Bulletin de la Société de Géographie), Vasco de Gama (qui lui aussi, dix ans plus tard, franchit le Cap de Bonne Espérance, puis remonta la côte orientale de l'Afrique, escalant au Mozambique, puis au Kenya et, après 23 j de navigation sans apercevoir la moindre terre, atteignit la côte de Malabar où il fit jeter l'ancre devant Calicut ou Kozhikode le 20 mai 1498... il venait d'ouvrir la Route des Indes), Pero Alvares Cabral (qui découvrit en 1500, un peu par chance semble-t-il, le Brésil aussi connu sous le nom de "Terre des Perroquets") ou encore le fondateur de l'empire portugais en Asie, Afonso de Albuquerque (qui arriva en Inde en 1503, puis à Madagascar en 1505 et, pour bloquer le commerce maritime des Arabes, s'empara de Socotra à l'entrée de la Mer Rouge en 1506 et d'Ormuz à l'entrée du Golfe Persique en 1507 ; devenu vice-roi des Indes en 1509, il s'empara de Goa où il y mourut en 1515, mais auparavant il avait pris Malacca en 1511, permettant aux Portugais de commercer avec les Moluques et la Chine).

Puis ce sont les Espagnols qui, poussés par le prince Henri – dit Henri le Navigateur – se lancent dans la direction opposée, la route de l'ouest ("Buscar el Levante por el Poniente "). C'est Christophe Colomb qui va faire voile vers le couchant et découvrir en 1492 un continent qu'il croit fermement être tout à la fois l'Inde, le Cathay (la Chine) et la Cipango (le Japon), en un mot l'Inde fabuleuse décrite par Marco Polo. C’est la Terra nova (cf le Ptolémée de 1541 de Villanovano), dite aussi America (en hommage à Amerigo Vespucci) et finalement Amérique. On peut également citer les frères Vicente Yáñez Pinzon et de Solis (qui découvre l’Amazone en janvier 1500), le Florentin Amerigo Mateo Vespucci (digne successeur de Magellan aux Amériques ; ayant quitté Lisbonne en mai 1501, il débarqua sur la "Terre Ferme" entre le Venezuela et le Brésil, cf. Mundus Novus, lettre du navigateur), Juan Ponce de Léon (qui débarqua en Floride en 1513), ou encore Vasco Núñez de Balboa (qui, le premier, voit la Mar del Sur – autrement dit l’océan Pacifique – en 1513). 


Vasco de Gama
Alfonso de Albuquerque
Henri le Navigateur
Christophe Colomb
Vicente Y. Pinzon
Amerigo M. Vespucci
Vasco N. de Balboa

Le 7 juin 1494, la Castille et le Portugal signent le Traité de Tordesillas, destiné à fixer les limites de domination respectives des deux puissances coloniales sur les terres nouvellement découvertes. Ce traité est aussitôt approuvé par le Pape Alexandre VI. Une ligne méridienne passant à 370 lieues des îles du Cap Vert est tirée, qui donne au Portugal – dans la direction du Levant – toutes les terres découvertes ou à découvrir et – dans la direction du couchant – à l’Espagne toutes les autres terres. Le Portugal avait en effet exigé que lui soit concédé le Brésil dans son entièreté. De l'autre côté du monde, la ligne de démarcation – la Raya – passait au milieu de l'archipel des Moluques, alors appelées les "Iles du clou", où pousse effectivement le clou de girofle. Ces îles vont faire l'objet, pour leur possession, d'âpres disputes entre les deux royaumes, à coups de fausses cartes présentées par des géographes peu scrupuleux.


La Raya en océan Atlantique

   
En 1500, avec Cabral, les Portugais savent que le Brésil existe. Le Roi demande que la limite des mondes entre Espagne et Portugal soit reculée de 100 lieues à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap Vert. Du coup, le Brésil et Terre Neuve tombent dans les mains du Portugal

Les autres nations ne peuvent qu'enrager d'être écartées de ce partage qui donne le monde à Manuel Ier, roi du Portugal (1469-1521) et à Charles Quint, roi d'Espagne (1500-1558). François Ier et Henri VIII d'Angleterre, eux aussi avides de découvertes et de possessions, vont se lancer sur mer à leur tour, mais sur des routes septentrionales, voire polaires, comme la route du Nord-Ouest, sur lesquelles ils vont se rencontrer et lutter. C'est là que débute l'histoire du Canada et plus tard de la Louisiane. Ainsi, réagissant violemment au traité de Tordesillas, François 1er dira «... le soleil luit pour moi comme pour les autres. Je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde»,... avant de soutenir l'expédition de Jacques Cartier.



Magellan et son tour du monde

C'est alors qu'entre en scène Fernand de Magellan (ou plutôt Fernão de Magalhães en portugais). De petite noblesse portugaise, né probablement en 1480 à Saborosa (Nord du Portugal), il est élevé dans l'effervescence des grandes découvertes : il a huit ans quand Bartholomeo Dias découvre le passage libre entre les océans Atlantique et Indien au sud du continent africain, il a douze ans quand il apprend qu'un nouveau continent vient d'être découvert par Christophe Colomb, il a dix-huit ans quand il voit Vasco de Gama revenir des Indes avec une cargaison de ces épices tant convoitées. Le jeune Fernão rêve donc de devenir à son tour navigateur. Il arrive ainsi, avec un  autre jeune du même âge, Francisco Serrão, à se faire embarquer, en 1505, sur l'un des vingt navires qui appareillent cette année là du port de Belem (à l'entrée du Tage) à destination de l'Océan Indien. La flotte a une double mission : rapporter des épices mais aussi conquérir l'Extrême-Orient. Sa découverte de la "route des Indes" lui vaudra d'être blessé durant cette campagne qui coûtera cher en hommes. Ainsi Magellan a-t-il participé, les armes à la main, à la colonisation Portugaise en Asie.

Magellan est nommé, quelque temps plus tard, Capitaine d'un des galions de la « flotta da India » de Lisbonne. Cela le ramène devant Malacca en 1511 pour faire le siège du port dont les Portugais s'emparent et font un comptoir. A ce moment là Albuquerque (1453-1515), Gouverneur de l'Inde, ne songe qu'aux Moluques, ces îles situées à l’est de  Malacca, réputées trés riches et qui sont, d'aprés le traité de Tordesillas, sur la ligne de séparation des deux royaumes ibériques (la Raya) en compétition, mais meurt en 1515 sans être arrivé aux îles des épices.

Aussi, quand Magellan revient à Lisbonne en 1512, il a en tête de concrétiser les projets d'Albuquerque et de s'emparer des îles des épices. Mais il repart pour participer à une expédition sur les côtes du Maroc, durant laquelle il est blessé au genou (il en boitera toute sa vie). Il revient au Portugal, accusé de commerce illicite avec les Maures. Il tente de se justifier devant le Roi Manuel, mais celui-ci ne croît que partiellement à sa version des faits et refuse d'augmenter sa pension. Magellan, on l'aura compris, n'est plus en état de grâce.

Contraint de rester à Lisbonne, Magellan traîne dans les bureaux de la "Casa da India e da Guinea" qui est en quelque sorte à Lisbonne une chambre de commerce et un institut de la navigation. Là, il prend connaissance de documents tout récents publiés à Nuremberg par le cartographe Martin Behaim qui, sur une carte de 1492, signalait un golfe dont on ne voyait pas le fond à hauteur du 40e degré de latitude sud. Comment cela fut-il connu de ce cartographe?. Le mystère reste encore entier. Mais alors, pense Magellan, ne serait-ce pas un passage permettant d'aller vers les Moluques en contournant le continent découvert par Colomb ? Il en parle donc au Roi Manuel qui le repousse de nouveau. Mécontent de ne pas voir ses mérites reconnus au Portugal, Magellan décide alors d'aller offrir ses services au roi d'Espagne, le futur Charles Quint (alors âgé de seulement 18 ans). Introduit auprès de la "Casa de la Contratacion ou Casa del Oceano" à Séville, équivalent espagnol de la "Casa da India". Magellan démontre au Roi, globe en main, que les Moluques sont, par le traité de Tordesillas, propriété de l'Espagne et qu'il faut s'en emparer au plus vite. Un contrat est étudié par le Conseil de l'Inde et, le 22 mars 1518, Charles Ier (le futur Charles Quint), signe le contrat "Yo el Rey..." qui donne à Magellan le commandement d'une flotte de cinq navires (Trinidad, San Antonio, Santiago,  Conception et  Victoria) pour conquérir "les terres dans la zone de l'océan qui nous a été attribuée".
Le contrat lui donne : le monopole sur la route découverte pour une durée de dix ans; sa nomination comme gouverneur des terres et des îles qu'ils rencontreront, avec 5 % des gains nets qui en découleront, un cinquième des gains du voyage, le droit de prélever mille ducats sur les prochains voyages, payant seulement 5 % sur les surplus, la concession d'une île, excepté les six plus riches, desquelles il ne recevra qu'un quinzième.



La préparation du voyage


La Victoria

Ce sont cinq vieux navires en mauvais état qui sont confiés à un chantier du Guadalquivir. Il faut tout refaire : coques, ponts, mâtures et cordages. Dix huit mois seront nécessaires. Magellan surveille lui-même les préparatifs et s'assure du bon travail  des charpentiers et des calfats. Une fois en état, les navires sont armés pour un long voyage. Le matériel de rechange est mis à bord : gréement, voiles et mâts de réserve, de même que des ancres et des instruments de navigation. Sans oublier 62 canons et de nombreuses armes légères.
Pour les vivres, on embarque dix tonnes de biscuits, 6 000 livres de porc salé, 500 bariques de vin, des barriques d'huile, des conserves salées d’anchois, des charcuteries, du fromage  et des caisses de gelée de coings. On n'oublie pas l'eau en barriques qui sera si précieuse, ni les vaches qui fourniront le lait et la viande (et le foin nécessaire à leur nourriture). On embarque aussi du bois pour les foyers des cuisines. Enfin, pour entrer en contact avec les populations indigènes, on prévoit  des petits cadeaux : 20.000 grelots, 500 livres de perles de verre, 400 douzaines de couteaux allemands, des miroirs, des tissus, des draps, des hameçons, etc.

Les cinq caraques sont armées. Les marins embarquent avec leurs sacs et leurs coffres. Ils sont 43 à bord de la VICTORIA (28x3,5x2 m). Les équipages sont composés de toutes sortes d’hommes, bons et mauvais, tous attirés par l’aventure et la fortune, Espagnols, Portugais, Allemands, Français, Anglais et Italiens mêlés. Aucun d’entre-eux n’est  sûr de revenir. Ils acceptent de vivre dans des conditions sordides, entassés dans un espace minuscule, réveillés à tout moment pour reprendre la voilure, réparer  les voiles et faire les manœuvres.

Côté navigation, sont emportés 24 cartes nautiques en parchemin (comme la carte ci-contre de Martin Waltseemuller (1), datant de 1513), 6 boussoles et 35 aiguilles aimantées, 21 cadrans en bois, 7 astrolabes, 18 clepsydres, etc.
(1) A noter que c'est ce géographe allemand qui, pour la première fois, indiqua le nom America sur une carte du "nouveau monde", c'était en 1508.


Cadran solaire portatif
Sablier
Astrolabe
Compas magnétique
Rose de compas (XVIe siècle)
Octan

Un seul membre de l’expédition n’est pas un marin : il s’agit d’un Italien établi en Espagne où il était sécrétaire du nonce apostolique, Antonio de Pigafetta (également connu sous le nom d'Antonio Lombardo). Il a acheté son passage. C’est lui qui, dans ses mémoires, racontera ce premier tour du monde. Il ecrit une «Relation du Premier Voyage autour du Monde» aujourd’hui gardée à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan. Ce journal est non seulement un récit historique, mais aussi un traité  sur les mœurs et les langages des indigènes rencontrés  au cours du tour du monde. Pigafetta  fut  fait Chevalier de Rhodes en 1523.

La flotte de Magellan quitte le port de Sanlucar (à l'embouchure du Guadalquivir) le 10 août 1519. Elle est commandée par Magellan embarqué sur la Trinidad, tandis que les quatre autres navires sont commandés par des capitaines espagnols.               
TRINIDAD — Caraque de 110 tx - 62 marins - Capitaine Général Magellan (Portugais)
SAN ANTONIO — Caraque de 120 tx - 55 marins - Capitaine Juan de Cartagena (Espagnol)
SANTIAGO — Caraque de  75 tx - 31 marins - Capitaine Juan Serrano (Espagnol)
CONCEPCION — Caraque de 90 tx - 44 marins - Capitaine Gaspar de Quesada (Espagnol)
VICTORIA — Caraque de 85 tx - 45 marins - Capitaine Luis de Mendoza (Espagnol)

Ils ne le savent pas : sur ces deux cent trente-sept hommes qui ont juré obéissance au Roi et au "Senor Capitan general y Maestro", seulement vingt-deux reviendront trois ans plus tard, sans Magellan, et sur la seule VICTORIA.


La navigation en Atlantique

La traversée de l'Atlantique est marquée par les tempêtes et un climat insurrectionnel entretenu par les Officiers Espagnols. L’atmosphère sur les navires est lourde.  Les Etats-Majors Espagnols souffrent d'être commandés par un Portugais; surtout le Capitaine du SAN ANTONIO, Juan de Cartagène, hidalgo, placé là par le Roi pour représenter son auguste personne quand la flotte devra signifier une conquête au nom du Roi d'Espagne. Le fier Hidalgo n'admet pas d'être sous les ordres de ce  petit noble Portugais. Le reste des équipages est incertain, recruté — comme on le faisait alors — sur les quais et dans les tavernes avec promesse de s'enrichir. Mais, prudemment, Magellan a pris soin de s'entourer de quelques fidèles, une trentaine, plus ou moins alliés à sa famille et Portugais de surcroît.

La vie à bord est dure. Seul le capitaine a une petite cabine dans le roof arrière. Quel que soit le temps, l'équipage dort sur le pont, sur une paillasse et enroulé dans des manteaux ou des toiles. Quand il fait beau, on cuisine sur un petit foyer placé sur le pont, quand il fait mauvais, on mange froid des biscuits et de la viande boucanée parfois pleine de vers. Entassement, mal de mer, maladies de carences comme le scorbut et le beriberi, nourriture sans diversité et faite de vivres parfois avariés, de farine échauffée et de viandes remplies de vers, rabâchage sur la condition du marin, le temps qui s'écoule trop lentement, sans eau autre que l’eau de mer pour se laver, les morts qu’on jette à la mer, des bagarres pour un rien, l'équipage connaît bien peu de joies et beaucoup de peines. Il est mené à la dure, mais trouve cela normal et  sa seule vengeance  est parfois de réussir à se révolter en sortant le poignard tout en connaissant le lourd prix  à payer pour une révolte  ratée : le fouet,  les fers,  l'abandon sur une île déserte, la pendaison.

Le 13 décembre 1519, la flottille mouille dans la baie de Rio de Janeiro pour refaire de l'eau, reposer les équipages et trouver des vivres frais. Pigafetta y décrit les indigènes comme bien bâtis et mangeant la chair de leurs ennemis suivant un rituel qui fera nommer cette terre la " terre des Cannibalis". Le voyage se poursuit, nouveau mouillage devant l'embouchure d'une rivière qui deviendra plus tard le Rio de la Plata ("Rio de l'argent", à cause de sa couleur). Les marins, qui se souviennent qu'un capitaine Espagnol aurait été dévoré en ces lieux par les cannibales quelques années auparavant avec les soixante hommes de son équipage, sont trés prudents. Deux caraques, les plus petites, sont envoyées en reconnaissance vers l'amont de l’immense embouchure. Dix jours plus tard elles reviennent et confirment : la Plata est une rivière et nullement le passage espéré. Les navires continuent alors à reconnaître la côte en sondant chaque baie, chaque rivière, espérant en chacune d'elles découvrir le passage libre...
Fin mars 1520, la flotte relâche dans une baie (qu'ils baptisent San Julian et quee l'on peut situer entre la péninsule de Valdes et le Cabo dos Bahias) pour se refaire et se reposer pendant l'hiver austral. Mais, quand Magellan impose cet hivernage sur la côte d'Argentine, c'est sans concertation avec ses capitaines.. On  reste là cinq mois dans l'ennui et le froid. Magellan va alors devoir faire face à un complot monté par les Officiers des autres navires et connu comme la "mutinerie de Pâques". Le 31 avril au matin, son navire est entouré par les embarcations des autres caraques. Magellan se rend maître de la situation grâce à quelques fidèles qui reprennent en main les équipages et mettent les Officiers aux fers. Et c'est en vertu de son droit de vie et de mort que le Roi lui a délégué que Magellan fait juger les mutins et prononce les sentences : Gaspar de Quesada et Luis de Mendoza (capitaines respectivement de la CONCEPCION et de la VICTORIA) sont tués ; d'autres, dont le prêtre Pedro Sánchez de la Reina, sont abandonnés sur une île déserte avec une épée et un peu de pain ; Juan de Cartegena, l'homme de confiance du Roi, capitaine de la SAN ANTONIO, est mis aux fers comme un vulgaire marin ; le cosmographe Andrés de San Martín et d'autres subissent le pénible supplice de l'estrapade. Juan Sebastián Elcano et d'autres mutins sont amnistiés... il fallait bien garder quelques officiers supérieurs pour poursuivre le voyage.


Découverte du passage

La flottille reprend la mer et, enfin, apparaît le bout du monde : la « terra del fuego ».  Par malheur, envoyé en reconnaissance, le SANTIAGO se brise  sur les rochers et doit être abandonné.   Magellan rencontre alors des habitants du bout du monde : les Patagons, Indiens géants aux grands pieds chaussés de fourrure rapportera Antonio de Pigafetta... avec sans doute beaucoup d'exagération. Le nom de Patagons leur est donné au vu de ces pieds. "Pata de goa" : pieds de géants ou "pata de coa" : pieds de chiens.

Les quatre caraques restantes reprennent la route vers des eaux de plus en plus sinistres. Les équipages sont effrayés par les glaces et le froid. Le 21 octobre 1520 Magellan aperçoit le cap Vírgenes qui marque l'entrée du détroit. Les nefs SAN ANTONIO et CONCEPCION sont envoyées en reconnaissance. Elles avancent, un jour, puis un autre, s'engagent dans un détroit, suivent un passage tortueux et enfin ressortent en eau libre. Le passage entre les deux océans est enfin découvert... (octobre -novembre 1520).


Concepcion, Victoria et Trinidad passant le détroit

C'est à ce moment là que l’état-major et l'équipage du SAN ANTONIO désertent et prennent la route de l'Espagne. Cette désertion entraîne la perte de la plus grande partie  des approvisionnements de la flotte. Il reste trois navires qui embouquent le passage : la TRINIDAD, la CONCEPCION et la VICTORIA (cf. gravure ci-dessus). Les équipages des trois navires ont-ils vraiment pu admirer le superbe paysage des glaciers tombant dans la mer et  les animaux marins réunis sur les plages... sans doute pas tant la navigation a dû être épouvantable de peines et de privations. Les navires traversent le détroit en octobre-novembre, mois froids et venteux : les vents particuliers à ces parages , les «williwaws», sont des vents violents et soudains tombant des montagnes. Les navires sous voiles peuvent être retournés  en quelques secondes si les voiles ne ont pas rapidement carguées. A cause de ces vents violents et des courants contraires, il leur faudra 38 j pour parcourir le canal long de 114 lieues (aux alentours de 550 km, avec la définition de la lieue marine de l'époque). Malgré les difficultés, le 28 novembre 1520, la flotte de Magellan débouche dans l'Océan Pacifique. D'avoir découvert ce  passage empêche Magellan d'être le découvreur du Cap Horn et, par la suite, le détroit de Magellan s'avèrera ne pas être la meilleure route maritime pour les voiliers à cause des courants et des vents.



La navigation dans le Pacifique

Par crainte de tomber dans les mains des Portugais — il ne faut pas oublier que Magellan ne sait pas de quoi est faite l'autre face du monde — c'est en "droiture", mais aussi en profitant des courants portants, que l'escadre traverse l'océan malgré le peu de vivres et d'eau embarqués dans ses cales car, on l'a vu précédemment, les réserves principales en vivres sont parties avec la SAN ANTONIO !

La traversée va durer trois mois et vingt jours. Une traversée effrayante par ses privations, les maladies et le désespoir qui frappe les marins. Le scorbut fait rage.
« Les gencives inférieures et supérieures de nos hommes enflèrent, de sorte qu’il leur devint tout à fait impossible  de se nourrir, et qu’ils moururent. Dix neuf hommes succombèrent à cette maladie, de même que le géant de Patagonie.  « Nous restâmes trois mois et vingt jours sans avoir aucune nourriture fraiche, nous nourrissant uniquement de vieux biscuits réduits en poussière, grouillant de vermine et imprégnés d’urine des rats. Nous buvions une eau jaunâtre et depuis longtemps putride.»

Nous mangeâmes également  les peaux de bœuf qui couvraient les hauts de la grand-vergue afin d’empêcher celle-ci de frotter contre les haubans et qui avaient été considérablement durcies par le soleil, la plue et le vent. Nous les laissâmes tremper dans la mer pendant quatre ou cinq jours durant, puis les plaçâmes quelques instants sur la braise, avant de les manger ; et souvent nous mangeâmes de la sciure de bois. Les rats se vendaient un demi-ducat la pièce et, même à ce prix, il était impossible de s’en procurer.»

La carte ci-dessus, due au cartographe Abraham Ortelius (1527-1598) fut publiée à Anvers en 1570. Elle repésente Le Pacifique (extrait du Theatrum orbis Terrarum), durant le voyage de Magellan. On y voit la VICTORIA. Source : "Regards sur le Monde - Une histoire des cartes" par Jeremy Black - Ed. Octopus Publishing, 2003.


La mort de Magellan

Les trois nefs viennent de traverser la Mar del Sur, notre Océan Pacifique, renommé par Magellan « Mar pacific » devant son aspect engageant. La flotille a relié l'Amérique au Sud à l'Asie après un périple  océanique  de quelque 16 000 km, sans autre escale qu’un mouillage  devant l’actuelle île de Guam que Magellan a d’abord nommée « l’île des voiles » pour avoir rencontré des pirogues à voiles, nom vite changé en  « ile des Ladrones »  (île des voleurs ), à la suite de pillages dont sa flotte a été l’objet.

Le 28 mars 1521, l'esclave de Magellan, Henrique, qui écoute parler les indigènes de Sarnar, declare les comprendre... C’est un language similaire au sien... On a donc fait le tour de la terre (pour mémoire, on savait que la terre était "ronde" depuis Eratosthène, IIIe siècle avant JC). Finalement, début avril 1521, la flotte mouille sur une rade de l’île de Cebu, îîle située au sud de l’archipel  qui correspond aux Philippines d'aujourd'hui (nom donné en 1543 par Villalobos en hommage à Philippe II d’Espagne). C'est là que, pour Magellan, le drame va se jouer.

En effet, au moment où il prend mouillage, le Capitaine General Magellan fait donner du canon, à blanc, ce qui attire les petits Rois locaux. Reçus avec aménité et couverts de petits présents, ils s'inclinent et rendent honneur et hommage au lointain Roi d'Espagne, Charles Quint, un souverain que Magellan  leur décrit comme le plus grand monarque du monde. Le bruit de la poudre a forcément contribué à sa manière à inspirer le respect pour ce monarque. Un seul souverain refuse de reconnaître le roi  espagnol , c’est celui de Mactan, petite île (l'une des 7 000 de l'archipel des Philippines) située au sud de Cebu (capitale Lapu Lapu). Devant ce refus d'admettre l'hégémonie de Charles Quint et pour amener ce roi indigène à l'obéissance, Magellan monte le 7  avril 1521 une opération répressive et fait débarquer sur l'île de Mactan soixante gaillards cuirassés et casqués à la tête desquels il se met. Accueillis par une pluie de flèches, ils rispostent avec leurs armes à feu. Alors qu’il tente de sauver un de ses compagnons blessé, Magellan a la jambe gauche tailladée d’un coup de couteau. Tombé à terre, il est achevé par les indigènes sous les yeux des capitaines espagnols qui sont restés à leurs bords et... laissent faire. Dans l’histoire des Philippnes cette battaille porte le nom de «bataille de Mactan».

Son esclave Henrique raconte ces instants :« J'étais avec Magellan lorsqu'il est mort. J'ai combattu à ses côtés contre les trois mille guerriers du chef Lapulalu, et je ne me suis enfui que lorsqu'ils se sont attroupés autour de mon maître abattu, comme des mouches sur un morceau de sucre, pour plonger leur lance de bambou dans son corps. Où étaient-ils les capitaines espagnols, à ce moment là ? En sécurité à bord de leurs vaisseaux, occupés à lisser leurs moustaches et à se jeter des coups d'œil entendus.»

La photo ci-dessus à droite représente le monument élevé à Lapu Lapu à la mémoire de Magellan.


Sur la grève de Mactan s'achève, pour le grand navigateur, une existence aventureuse qui vient de donner à l'Espagne de nouvelles terres. Fernao de Magalhaes, ou Hernando de Magallanes, est beaucoup mieux connu par nous sous le nom de Fernand de Magellan. On peut s'étonner qu'un Portugais commandât une flotte espagnole : il ne faut pas oublier qu'à cette époque la notion de patrie et de frontière n'existe pas et qu’on vendait sans scrupules ses services aux princes les mieux payants. C'est ce qu'à fait Magellan, mais aussi d'autres navigateurs comme Vespucci ou Cabo qui ont navigué sous d’autres pavillons que ceux de leurs terres de naissance..

Magellan  meurt à quarante ans et un an, aux deux-tiers d'un voyage du tour du monde qui est le premier du genre. Il meurt en découvreur  d’une nouvelle route pour le commerce des épices, celle qu’avait rêvée Christophe Colomb avant qu’il ne soit arrêté par le continent du «mundo novo». Magellan meurt en pleine gloire d'être le premier à avoir osé un tel voyage.

Maquette de la Victoria (Musée de Barcelone)


Le voyage de retour

Le Capitaine de Elcano prend alors le commandement des trois navires : la VICTORIA, la CONCEPCION et la TRINIDAD. C’est un bon marin, très capable. Juan Sebastian de Elcano (ci-contre) est en effet un capitaine  basque espagnol,  engagé comme officier subalterne sur les navires de l’Armada à la suite d’une malversation vis-à-vis des biens du Roi. Il est nommé capitaine de la Concepcion par Magellan après la révolte. A la mort de Magellan, il devient chef de l’expédition  avec les trois navires restants, mais ne ramènera en Espagne qu'un seul navire et une poignée de survivants. Elcano mourra de famine  lors d’une autre expédition dans l’Océan Pacifique
 
Elcano reste dans les archipels des îles des épices quelques temps, les prêtres évangélisant les populations. Ils visitent le Brunei, Borneo, Mindanao, les Moluques et les Célèbes.


Les marins trouvent dans ces îles tout ce qu'il faut pour se ravitailler, Pigafetta rapporte d'ailleurs : "Aux Moluques, on trouve  girofles, gingembres, sagu qui est leur pain fait de bois (arbre à pain), riz, chèvres, oies, poulailles, fruits de coco, figues, amandes, grenades douces, oranges, citrons, miel et avettes petites comme des fourmis (ce sont des abeilles), cannes douces, melons, sucre, cougourde, huiles de coco." Pigafetta fait également d'intéressantes remarques sur les habitants des Moluques qui sont d'un naturel doux et "vont nus tant qu'hommes que femmes". Ils mangent rituellement de la chair humaine...

Avant de prendre le chemin du retour, Elcano qui manque d'équipage pour armer les trois navires doit brûler la CONCEPCION à l'escale de Boho. Il charge les deux navires restants d'épices, de canne à sucre, de fruits, de grains et de bêtes sur pieds. Et c'est l'appareillage pour la route du retour. Mais la TRINIDAD qui fait eau doit s'en retourner vers les Moluques où elle est capturée et détruite et son équipage fait prisonnier (seuls quatre d'entre eux pourront revenir en Espagne).

De nouveau, il faut faire route directement sans toucher terre. La VICTORIA double, très au large, le Cap de Bonne Espérance. Il lui faut pourtant escaler aux îles du Cap Vert pour se ravitailler et déposer des malades en trompant les autorités Portugaises grâce aux quelques Portugais qui sont à bord.

C’est à l’escale du Cap Vert qu’est constaté un phénomène bizarre : la date portée sur le journal de bord est en retard d'une journée sur le calendrier local. On vient de découvrir, sans se l'expliquer, qu'il y a un décalage horaire constant quand on fait le tour de la terre et qu'il faut compter un jour de plus ou de moins selon le sens de la route pour rattraper ce décalage.


Enfin, le 6 septembre 1522, la VICTORIA rentre à Sanlucar avec seulement 17 hommes et le Capitaine Elcano qui reste le seul officier à avoir fait le tour du monde. L'annonce du retour de la VICTORIA se répand comme une traînée de poudre en Espagne et dans le monde.

L’exploit est extraordinaire mais a été très difficile. Il a coûté cher en sacriices et en hommes : sur les 237 embarqués, seuls 22, soit un sur dix, bouclèrent ce premier tout du monde qui avait duré 3 ans et 29  jours. Il était enfin prouvé que le terre était ronde, que les continents n’étaient pas reliés entre eux, que la navigation — malgré d’immenses périls — était possible sous toutes les latitudes, qu’on pouvait détourner  le commerce des épices et  s’opposer  à l’égémonie portugaise sur cette fameuse route en instituant un trafic transpacifique entre les côtes du Nouveau Monde et l’Asie.

Caraque Victoria reconstituée

Pigafetta ira au Portugal et en France raconter l'odyssée et apporter quelques présents aux cours de Lisbonne et de France. Parions que le Roi Jean III , successeur du Roi Manuel, devait avoir un sourire crispé en écoutant ces nouvelles, parce que son père avait refusé d'écouter Magellan quelques années plus tôt...

Après Magellan, il ne restera plus qu'à parfaire les méthodes de navigation, la cartographie et les connaissances sur notre monde. La route par le détroit de Magellan servira pendant un certain temps aux voiliers, mais dès la découverte du Cap Horn par Willem Shouten et Jacques Le Maire en 1615, le passage par le Détroit de Magellan fut abandonné pour la navigation plus rapide mais plus dangereuse autour du terrible cap Horn.


Le Cdt Gras au cours de sa présentation et la diapositive d'introduction de sa conférence

Quelques références bibliographiques

• "Le premier tour du monde de Magellan / Antonio Pigafetta". Introduction, postface et notes par Léonce Peillard. - Ed. Tallandier, 1991.
• "Marins célèbres", par Nadine Lefébure - Ed. du Pen Duick, 1982.
• "Les Découvreurs", par Daniel Boorstin - Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1988.
• "Les tours du monde des explorateurs : les grands voyages maritimes, 1764-1843, par Jacques Brosse (préface de Fernand Braudel) - Ed. Bordas, 1983.
• "
Les découvreurs des nouveaux mondes", par François Broche - Editions Idégraf, Coll. Les grandes aventures maritimes, 1979.
• "Océan des hommes", par François Bellec - Ed. Ouest-France, 1987.
• "Marchands au long cours", par François Bellec - Ed. du Chêne, 2003.
• "Les grandes découvertes, d'Alexandre à Magellan", par Jean Favier - Ed. Fayard, 1991.
• "L'Europe et la conquête du monde", par Jean Mayer - Ed. Armand Colin, 1996.
• "Voiles océanes, cartes marines et grandes découvertes", par Mireille Pastoureau - Ed. Bibliothèque Nationale, 1992.
• "
L'Ecuyer d'Henri le Navigateur", par Arkan Simaan - Ed. L'Harmattan, 2007.


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