- Jeudi 2 juillet - Pendant la nuit, il a fait un froid de loup. Je me suis endormi dans la chambre de veille sur mon manuel des décrets que j’apprenais pendant ce quart.
Nous tendons nos lignes à thons dans la matinée, et j’attrape une courbature à gratter les taches de peinture qui se trouvent sur le pont.
A déjeuner, nous avons eu des anchois, mais comme le chef ne savait pas les préparer, il nous en a mis au moins 1 kilo pour 7 ; aussi vous pouvez juger de ce que nous nous sommes régalés, surtout moi qui les aime tant !
Le soir, rien de neuf. Nous commençons à apercevoir des souffleurs, sortes de baleines de 10 à 15m. de long, qui rôdent autour de nous, lançant de merveilleux jets d’eau. Il y a aussi quelques hirondelles de mer qui voltigent dans la mâture..
L= 43° 05’ N, G= 16° 37’ O, m=125, B=776, T=23°
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- Vendredi 3 juillet – Nuit délicieuse, calme plat, nous carguons la brigantine. A 5 h. lavage du pont. La mer est un véritable lac, aucune lame ne ride sa surface. Il fait une chaleur atroce, et comme il n’y a presque rien à faire, j’en profite pour faire de la photographie sur papier. Le second et le lieutenant sont mes élèves en photo, le Capitaine, le bossman, l’équipage forment le clan des admirateurs. Je fais de la réclame pour les appareils de la maison Cayron dont la renommée s’établit en plein océan. Pendant que je m’occupe, l’équipage trime à reviser la voilure et les voiles de rechange. Nous en avons 20.000 mètres carrés dans la voilerie, et 5 000 en usage sur les mâts. Pour porter les grandes voiles, il faut être une quinzaine.
A midi : L= 42° 01’ N, G= 17° 07’ O, m=90
- Samedi 4 juillet – Hier soir à 7h. nous avons aperçu 3 peaux bleues, requins de l’espèce la plus féroce. La brise reprend vers minuit. De 0 h.50 à 9 h. on signale un voilier Nantais qui monte de la Méditerranée. Il était à bâbord filant vers la France.
Pour la 1ère fois, je suis monté dans la mâture, et encore ce n’est qu’au mât d’artimon, au premier hunier, à 30 mètres seulement, c’est épatant le coup d’œil que l’on a d’en haut, on distingue tout le pont, et puis… de l’eau, de l’eau, à 6 ou 7 milles d’horizon. A 55 mètres dans le grand mât, un gabier à cheval sur l’extrémité de la vergue du grand cacatois, arrange une poulie en chantant « Viens pou poule ! » ou « Le vieux voyou ». Quel plongeon s’il tombait, mais je crois que les requins qui rôdent autour de nous, lui adouciraient le choc.
A bord, je n’ai pas seulement la renommée d’un bon garçon, et d’un photographe, mais encore, on me connaît comme pharmacien, médecin, chirurgien dentiste, et preuve en est, que dans le service, je soigne la mâchoire d’un matelot. « J’ai mal aux gencives, et çà saigne ! » me dit-il. « Mauvais signe, vous allez mourir si vous ne vous soignez pas mon garçon ! » lui répondis-je. Et je lui badigeonne de teinture d’iode les parties malades, puis lui donne des conseils sur le lavage de sa ganache, tel un vieux praticien.
Midi, nous naviguons vers Madère L= 41° 11’ N, G= 17° 07,5 O m=55
- Dimanche 5 juillet – Aujourd’hui, jour de repos. Je ne m’occupe pas du lavage et du raccommodage de mon linge, c’est mon matelot qui fait cela. Mon matelot est le plus vieux du bord, 47 ans. Il roule sa bosse depuis 35 ans déjà, et est affligé d’une famille de neuf enfants ? Comme payement, je lui bourre sa pipe de temps en temps, et à notre retour, il aura une bonne pièce, car ces blanchisseurs reviennent cher.
Pendant le lavage du pont ce matin,, j'ai eu la fantaisie de compter les seaux d’eau que nous avons jeté, 345 seulement ! Cependant la nuit, nos chronomètres se sont arrêtés, aussi a-t-il fallu refaire des calculs pour les régler.
A midi, nous sommes en face Lisbonne, cap sur Madère… si nous pouvions en avoir un petit tonneau ! Dans la soirée, je fais prendre l’air à mes effets que je parfume avec la fumée de ma pipe, car depuis hier, je me suis remis à fumer, mais ce sacré tabac anglais n’est pas fameux, heureusement que les cigares sont meilleurs. Mon camarade Levrier, lui ne s’en plaint pas. Il est couché en ce moment sur son canapé en train de culotter ses pipes, car dit-il : « Une pipe non culottée, n’est pas décente ! ». Le soir à 7h. petit coup de vent, nous serrons la brigantine.
L= 39° 07,2’ N, G= 17° 09,8’ O B= 776mm 7= 20° m= 140
- Lundi 6 juillet – Cette nuit, fort roulis, on fait brassée carrée, c'est-à-dire que l’on dispose la voilure pour vent arrière. Dans la matinée, je me suis occupé à faire des surliures – espèce de nœud fait à l’extrémité des tresses de chanvre avec du fil goudronné.
Nous avons en vue deux goélettes terre-neuves, espagnoles ou portugaises..
Temps couvert, rien de remarquable dans la soirée, aussi j’en profite pour donner la composition des habitants du Mac Mahon :
Carré Officiers |
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Bordée bâbord |
Bordée Tribord |
1 Capitaine Commandant
1 Commandant en second
1 Lieutenant-cambusier-diplômé
1 Pilotin diplômé supérieur
1 Pilotin diplômé simple
1 Pilotin simple |
1 Maître d'équipage
1Mécanicien chauffeur
1 Charpentier
1 Maître coq
1 Pilotin matelot
1 Novice |
1 Second maître
5 matelots
1 matelot lampiste
2 matelots légers
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6 matelots
1 matelot magasinier
1 matelot léger
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1 berrichon, 1 poitevin, 1 marseillais, les reste breton du Morbihan et 12 de Paimpol.
Tout l'équipage est breton, par conséquent ce sont de bons garçons, on ne pouvait pas mieux avoir. |
Midi : L= 37° 22’ N, G= 18° 30’ O m= 141, B= 776, T= 21°
- Mardi 7 juillet – Nuit superbe. Mer très belle, nous allons vent arrière.
A 7h. Je signale un navire, un tout petit point noir à l’horizon. Je le suis avec ma lunette, c’est un vapeur qui va vers nous. A 8h. il se rapproche et se dirige par notre travers. Nous allons pouvoir correspondre. Je suis fou de joie et exécute une véritable sarabande dans ma cabine. 8 h.1/4 nous préparons les signaux, le code international, et le pavillon français. Le vapeur nous répond par un pavillon anglais. On hisse alors les 4 pavillons K B T P, lettres du Mac Mahon. 5 minutes après, on hisse à bord la flamme aperçu. Nous mettons alors AEQW = Cardiff, puis AUGF= San Francisco et URZ= «dites que tout va bien à bord». Le vapeur nous montre TDL= «Je vous souhaite bon voyage», nous répondons XOY= «je vous remercie». Alors il nous salue 3 fois de son pavillon, voilà au moins un Anglais poli.
L= 35° 31’ N, G= 20° 20’ O , B=776, T= 18°, m=140
- Mercredi 8 juillet - Brouillard dans la journée. Vent du Nord, vitesse 5 nœuds. On commence a ressentir les effets des tropiques, nuits fraîches et agréables. Aujourd’hui, nous faisons le parallèle de Madère et entrons dans la région des alizés de NE. Nous avons passé notre soirée à regarder des numéros de l’Illustration. Les matelots font de la peinture (du navire). Le Capitaine prépare le programme des fêtes du 14 Juillet et du baptême de la ligne. C’est le soir, et je suis chargé d’un poste de confiance : inventaire des tentes qui servent à abriter le pont, et surveillance des matelots de la voilerie.
L= 33° 42’ N, G= 21° 27’ O m= 135, B= 774, T= 20°.
- Jeudi 9 juillet - Hier soir, le baromètre a baissé. Mer très grosse, vent sauté au NO, changement de voilure.
Aujourd’hui, il y a quinze jours que nous sommes partis, nous approchons des tropiques. On s’en aperçoit rien qu’à la différence de température entre le jour et la nuit, variation due surtout en mer à la brise. Il a plu pendant mon quart de minuit à quatre, mais le temps se lève vers 5h. Comme nous avons guère d’ouvrage, j’étale tous mes effets sur les bastingages de la passerelle pour leur faire bien prendre l’air.. Comme il fait un peu chaud, dans la soirée, je vide une excellente bouteille de cidre breton en compagnie du Capitaine, des second, lieutenant, et Lévrier.
Les poissons volants commencent à se montrer. Ce sont des poissons genre merlan, un peu plus petits que des harengs (la taille variant entre 5 et 25 cm) et munis d’une jolie paire d’ailes, et même deux, excellents à manger. C’est un poisson des plus fins. Nous pêchons des thons, des dorades et des bonites. Je dis pêcher parce que, nous avons mis nos lignes, mais nous n’avons encore rien pris. Au Cap, ce sera le tour des Albatros- Cela paraît étonnant, mais ces oiseaux se pêchent à la ligne. Nous ne pouvons avoir des poissons volants que lorsqu’ils y mettent de la bonne volonté. C’est surtout la nuit, quand ils viennent tomber sur le pont.
Tous les soirs, nous allons prendre le digestif à l’avant. J’entends par nous Lévrier, un pilotin marseillais et moi. Là, nous faisons des trios épatants, mes camarades ont un fameux répertoire d’airs d’opéra ou autres, et sont doués d’une très jolie voix. Moi, je fais la basse-taille ou bien l’écho.
Aujourd’hui midi : L=31° 36’ N, G= 22° 35’ O, B 770, T= 22°, m= 136
- Vendredi 10 juillet – Journée un peu monotone. Un peu de pluie dans la nuit. Vitesse assez bonne. Au déjeuner de 10h., discussion générale occasionnée par le pilotin marseillais, dénommé par papa à Penarth : Késacco- Monsieur se croit tout permis parce qu’il est soit-disant fils d’un Commandant d’Artillerie. Il veut parler de tout, se mêle à toutes nos conversations, répétant constamment ce qu’on vient de dire, faisant le connaisseur, et au fond d’une nullité absolue. Il traite tout le monde en domestique ; aussi en voit-il de rudes, les matelots ne pouvant le sentir. Ce matin, il s’est permis de lancer un croûton à la figure du second qui a été obligé de lui administrer une maîtresse paire de gifles.
Dans la journée, j’ai fait une excursion dans le grand-mât, jusqu’à la première hune. Déjà, plusieurs fois, j’ai monté à la hune d’artimon, ce n’est pas haut, là il n’y a que 20 mètres, mais la vergue de cacatois est à 53m de hauteur.
C’est au beaupré que le danger est le plus grand, comme partout on marche sur du cordage goudronné, mais quand on voit à douze mètres de l’avant, au-dessus d’un vaste remous occasionné par l’étrave, et d’un gouffre de 4 à 5 mille mètres, on est pas trop rassuré.
L= 29° 29,6’ N, G= 23° 53,3 O, m= 143, B= 769, T= 25°
- Samedi 11 juillet – Hier soir vers 7h. il a fait une chaleur épouvantable, le temps était orageux, le ciel couvert de gros nuages, mais la mer est restée belle. Pendant la nuit, la température baisse brusquement, et il fait très froid.
Le matin, en une heure, il a fallu changer deux fois la voilure, nous passons la limite des alizés favorables, et sommes dans les calmes complets. Dans une dizaine de jours, nous allons atteindre le pot au noir. C’est une région aux environs de l’équateur, où les vents viennent de tous côtés, et occasionnent des orages.
Dans la soirée, j’ai nettoyé en grand la cambuse, ce qui se fait tous les samedis. C’est le lieutenant qui en est chargé avec un pilotin. Nous avons chacun notre semaine.
L= 27° 21’ N, G= 24° 57’ O B=770, T= 26°, m= 140
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- Dimanche 12 juillet – Jour de repos, ce n’est pas de trop avec la chaleur qu’il fait, et nous ne sommes pas encore sous les tropiques. J’emploie ma journée à ranger mes paperasses, à donner des leçons de photo au lieutenant et au second.
Les matelots jouent à divers jeux très originaux. Ils m’ont invité un moment avec mon camarade Levrier, à en faire partie d’un. Nous nous sommes bien divertis.
Le soir, nous fêtons la Saint Eugène, c’est le patron du Capitaine. Je pense qu’à Châteauroux, au même instant, il manquera quelqu’un pour souhaiter la fête de mon cher papa, mais qu’il soit sûr que je pense bien à lui, et que je serai présent de cœur, puisque 1 800 milles nous séparent.
L= 25° 42’ N, G= 25 52’ O, B= 771, T= 26°, m= 102
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- Lundi 13 juillet – Hier à 4h. jusqu’à 8 h. vapeur en vue. Nous souhaitons la fête du Capitaine après dîner. « Il est trop tard pour boire le champagne, ce sera pour demain ! »… dit-il. Vers 6h., nous étions à faire une partie de cartes sur la dunette, lorsque nous voyons les matelots y monter, chose étonnante, car cela leur est défendu lorsqu’il n’y a pas de travail. |
Ils venaient souhaiter la St. Eugène. L’un d’eux prit la parole. Le Capitaine était si étonné, qu’il ne put même pas remercier. Il a envoyé le lieutenant leur payer un supplément de tafia. Alors par trois fois, comme les américains « hip ! hip ! hourra ! ». Aussitôt après, un bal fut organisé, car nous avons un musicien jouant de l’accordéon. Toutes les danses bretonnes, françaises anciennes et modernes y passèrent, puis pour se reposer, on fit passer à la couverture le pilotin marseillais. On continua par des petits jeux qui se firent dans les ténèbres. La soirée se termina par un concert.
Le matin au déjeuner champagne. A midi continuation de la fête, et sous les regards des poissons volants et des bonites, malgré la chaleur, on dansa comme des perdus, puis les petits jeux recommencèrent. Vers 8h, on coupa le tropique du cancer.
L= 24° O3 N, G= 26° 41’ O, B= 773, T= 26° à 30° m=102
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- Mardi 14 juillet – Jour ordinaire pour nous, car à bord, on ne fait pas de politique, et de plus les matelots sont tous des bretons, et bien bretons. Le Capitaine n’a pas voulu que l’on hisse le pavillon français. Dans la matinée, une tente est disposée à l’avant de la dunette pour que nous déjeunions en plein air. Nos calculs nous prennent un bon moment, car dans ces parages, les observations sont difficiles, surtout aujourd’hui que le soleil est à notre zénith. J’ai pu remarquer ce fait qui n’a lieu que sous les tropiques, du soleil se levant juste à l’ E, passant à notre zénith, et se couchant juste à l’O. A midi, le Capitaine fait changer la route pour passer vers les îles du Cap Vert ; route au compas de SO à SSO ½ S. Le vent étant de NNE, il nous fait manœuvrer. Nous n’avions que le grand phare, et le phare de misaine - Un phare est un mât avec toutes ses voiles.
Dans la journée, il y a quelques jeux : mât de cocagne, course en sacs, et jeu du baquet, le tout accompagné de prix. La course a été très originale, les coureurs étaient complètement enfermés dans des sacs, la tête seule passant. Ils devaient monter et descendre les escaliers de la dunette. A la fin, le Capitaine a payé la goutte à tout l’équipage, qui l’a remercié par les cris : «Vive le Capitaine du Mac Mahon et ses officiers ! hip !…hip !…houra ! ».
L= 22° 16’ N, G= 27° 50’ O, B=770, T=26 à 29°, m= 115
- Mercredi 15 juillet – Nuit très froide. J’ai profité d’un splendide firmament pour faire des observations d’étoiles. Sous les tropiques, le ciel est si limpide, que l’on voit les étoiles de 8ème grandeur, tandis qu’en France, on en voit 9 fois moins. Mes jumelles me permettent de voir celles de 12ème grandeur.
Ce matin, nous avons fait l’inventaire des liqueurs à part le tafia dont on a 8 barriques. Il y a pour le carré : 6 Pernods, 6 Picons, 12 champagnes, 12 vieux cognacs, 2 Chartreuses, 4 Bénédictines, 2 menthes, 2 Curaçaos, 6 vermouth, 6 cassis, 6 bitters. Nous avons de quoi nous mettre pompettes. Déjà Lundi, après déjeuner, nous étions un peu éméchés.
Tous les jours vers 2 heures, nous prenons des rafraîchissements du cidre, du whisky,ou du pale ale. A ce propos, nous avons eu une discussion avec le pilotin marseillais, car ces rafraîchissements sont réservés aux officiers. Lui s’étonnant de ce qu’il ne fut pas invité, attrapa le second, qui lui répondit, que Lévrier et moi étions diplômés, nous étions officiers, tandis que lui, qui n’avait rien, quoique soi-disant fils de Commandant d’artillerie, était aux ordres du mousse ! Sur ce, mon bonhomme a été mâté aussitôt.
Vers 9 h. du matin, fumée à tribord devant. Pendant une heure, nous avons attendu, mais rien ne s’est montré. A 2 h, voile à tribord. Vers 3 h, on distingue à la lunette, une goélette latine américaine. Elle va chercher des bananes au Cap-Vert. Vers 6 h, elle nous coupe par devant à 5 ou 6 milles, car ces petits bateaux filent facilement 10 à 12 nœuds par petite brise. Nous nous contentons modestement de 6 à 7 nœuds pour le moment.
Dans la soirée, je suis consigné pour faire de la photo sur papier.
L= 20° 18’ N, G= 28 O, B= 770, T= 28°, m= 135
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- Jeudi 16 juillet – Cette nuit, pendant le quart du lieutenant, un yacht mixte a été signalé. Dans la matinée, une bonne petite brise se met à adonner. Il fait un temps splendide. La mer est belle et très agitée. Le Capitaine fait changer la route pour voir la terre. A midi, nous jetons le loch, car le sillomètre a été rangé. La vitesse relevée est de 9 à 10 nds, jamais nous n’avions si bien filé !
A 2h, les matelots qui travaillent dans la mâture signalent la terre. C’est l’île San Antonio du Cap-Vert. C’est un gros rocher de 2 235m. Vers 3 h, nous apercevons un sommet qui ressemble au Puy de Dôme vu du Mercurol. Vers cinq heures, nous étions au plus près à 15 milles. Nous étions trop loin pour voir le rivage. On distinguait une montagne dont les flancs dénudés descendaient par étage rocailleux, pour se terminer par deux caps. Le sommet se confondait avec les nuages, il paraissait, d’autant plus élevé, que nous étions au niveau de la mer.
Nous passons une bonne partie de notre soirée en contemplation, car il y a juste trois semaines, jour pour jour, heure pour heure, que nous avons perdu la terre de vue. En effet, c’était à 4 h. le jeudi25 Juin que nous avions cessé de voir l’île Lundy.
L= 17° 50’ N, G= 28° 08’ O, B= 772, T= 28, m= 160
- Vendredi 17 juillet – Hier soir à la tombée de la nuit, un immense thon s’est pris à nos lignes d’arrière. Il nous a fallu hâler les 120 mètres de corde qui sont à la traîne pour amener la bête, et au moment de la hisser sur le pont, elle nous a dit bonsoir, laissant aux crocs tout son palais. Dans la nuit, un peu de calme. Au matin, brise du NE, nous sommes dans un courant d’ouest. Dans la soirée, j’ai été occupé à coaltarer les gaines des haubans et des galhaubans, opération dont on sort les mains pleines de goudron, les taches y restent pendant une quinzaine, mais moi, grâce aux bons soins de maman, qui m’a muni d’un excellent savon à détacher, j’ai pu paraître aussitôt après les mains blanches, au grand étonnement des matelots.
Au dîner que nous faisions sur le pont, deux paquets de mer sont venus nous arroser. Nous n’avons pas bronché, ils ont fait seulement fuir les cochons qui s’étaient invités, en plus des chats, convives journaliers. C’était un dîner de famille. A 8 h, vapeur à l’horizon. Il remonte de l’Amérique du sud.
L= 15° 39’ , G= 27° 54’ O , B= 771, T= 26°, m= 150.
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- Samedi 18 juillet – Vers minuit, feu vert à tribord. C’est un voilier. Vers 4 h, les marsouins et les bonites font leur apparition à l’avant. Une dorade casse notre ligne arrière, décidément nous avons la guigne pour attraper du poisson frais ! Dans la matinée le temps devient lourd, malgré une bonne brise. Le soleil fait sentir l’arrivée du père la Ligne. Cette chaleur m’indispose, et je suis d’une mollesse extrême toute la journée.
L= 12° 48’ N, G= 27° 50’ O, B= 767, T= 29, m= 162.
- Dimanche 19 juillet – Le calme se déclare dans la nuit vers 8 h. De temps en temps, de petites brises soufflent de tous côtés, et nous devons manœuvrer tantôt à bâbord, tantôt à tribord. Un autre désagrément a été la pluie. Il nous est arrivé des petites giboulées dont seuls les tropiques ont le secret. Jamais je n’ai vu de pareilles ! Nous sommes obligés de prendre notre ciré, mais nous négligeons nos bottes pour pouvoir nous rafraîchir les pieds. La chaleur est si accablante, que cinq minutes après la pluie, le pont était sec et en feu, impossible d’y marcher nu-pieds.
L= 10° 43’ N, G= 28 O, B= 767, T= 31°, m= 100.
- Lundi 20 juillet – Hier soir, étant sur le gaillard d’avant, je signale un feu blanc à bâbord. C’était par conséquent un vapeur. Un feu rouge qui se montre après, indique qu’il remonte vers le Sénégal, et passe loin devant nous, montrant toute une galerie éclairée à l’électricité. Ce doit être un paquebot des Messageries.
A 7 h ½ brise de ONO donnant une bonne vitesse. Cette nuit, nous nous sommes aperçus de l’approche de l’équateur vers 3h, nous sommes passés entre deux voiliers naviguant de concert. N’ayant pas de signaux de nuit, nous avons interpellé le trois mâts qui était à peine à 150m à bâbord. Il n’a rien répondu. A la fin, le second lui a lâché dans le porte voix le mot de Cambronne. Pendant ce temps, celui de tribord, une goélette avait filé, et n’était plus à portée de paroles. Dans la journée, vent debout du SO. Nous filons SSE, chaleur accablante accompagnée d’un fort tangage.
L= 9° 15’ N, G= 27° 41’ O. B= 766. T+ 40°. M= 100.
- Mardi 21 juillet – Nuit froide en comparaison de la journée précédente. Deux grains s’amènent, l’un vers 1h. du matin, l’autre à 8 h. Enfin nous voilà arrivés au pot au noir. Cette région variant avec la déclinaison du soleil, nous aurions du l’atteindre depuis plusieurs jours. – Calmes – Variation de vents, giboulées, roulis, tangage, rien n’y manque, et il faut voir comme l’eau tombe. En un quart d’heure, nous avons rempli neuf barriques, et encore, il y avait près de 20cm d’eau sur le pont. Au dîner, on étouffait tellement dans le petit carré, qu’après le premier plat, nous fîmes porter notre table sur le pont. Mais voilà que la pluie survient, et bien que nous étions abrités par le fronton de dunette, tout était inondé. Nos harengs naviguaient littéralement dans le plat. Le vin était plus que baptisé, et le thé plutôt froid. Malgré tout, nous avons tenu bon et continué notre dîner. Un seul convive avait fui, c’était le chat du carré. A la fin, nous étions trempés, mais cinq minutes après la pluie, le soleil nous avait séché.
L= 7° 37’. G= 27° 10’ O. T= 27°. B= 765. m= 105
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- Mercredi 22 juillet – J’étais étonné de voir tant d’eau hier, cette nuit, cela a été pire. Pendant la plus grande partie de mon quart, beau temps avec vent de S. Mais 10 minutes avant la fin, les écluses célestes s’ouvrent en grand. J’avais mon ciré et mes bottes. Malgré tout, il m’a été impossible de faire 6 m. pour aller du grand au petit roufle. Le second qui était sur la dunette s’y trouvait cloué, sans pouvoir faire de mouvement. A 4 h, je peux enfin me coucher, comptant me reposer, ah oui ! |
A 7 h, branle-bas, tout le monde sur le pont, le vent dans une bourrasque, a sauté brusquement au SE, masquant les voiles, il faut virer de bord, et rapidement. Je me précipite sur le pont, où les paquets de mer embarquent. Les cordages volent de tous les côtés, les hommes de ma bordée pataugent dans l’eau, en hâlant l’écoute de misaine. A l’arrière, il faut prendre de grandes précautions pour changer les écoutes des voiles d’étai, car le vent peut facilement emporter un homme. En attendant, il déchire en deux la marquise. Et moi, je trouve le spectacle charmant, il n’y manque qu’une chose, un bon petit orage, car vraiment, une mer démontée et un beau temps, ne vont pas ensemble, mais après, ce que je trouve mauvais, c’est de n’avoir dormi que 3 heures, comme la nuit précédente.
A 10 h, mon estomac trouve que la danse est un peu trop forte, et des velléités de mal de mer commencent à me prendre, si bien que mon apéritif et mon déjeuner passent aux poissons. Décidément, pour une journée de Ste Madeleine, ce n’est pas fameux.
A 1 h, je monte sur le pont. Temps merveilleux, la chaleur est adoucie par la brise, mais les paquets n’ont pas cessé. Il y a des vagues qui ont bien 7 à 8 m de haut, et semblent vouloir nous engloutir. Elles s’ouvrent pour nous laisser passer, ou nous soulèvent en l’air. Levrier désirant voir cela de plus près, va sur le gaillard d’avant, mais pendant un coup de tangage, l’étrave s’enfonce dans l’eau, et tous les spectateurs sont fortement arrosés.
L= 6° 45’ N. G= 27° 08’ O . B= 766. T= 27°. M= 70.
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- Jeudi 23 juillet – Minuit, feu de vapeur à l’arrière ? Journée un peu moins mauvaise que la précédente, assez beau temps. Le Capitaine donne la route O ¼ SO pour tâcher de nous signaler au sémaphore de l’île Fernando de Noronha.
L = 6° 02’ N. G= 28° 08’ O. B= 768. T= 28°. M=115.
- Vendredi 24 juillet – Rien d’extraordinaire. Journée comme la précédente. Déjeuner et dîner, plutôt maigre.
L= 4° 55’ N. G= 28° 21’ O. B= 770. T= 28°. M= 110
- Samedi 25 – Cette nuit, j’ai pu contempler la croix du sud. Il y a pourtant une quinzaine qu’on peut la voir, mais jamais elle n’avait été si brillante. Cette constellation n’a rien d’extraordinaire par rapport à celles de l’hémisphère nord, on la remarque, parce que c’est la seule importante du sud. Vent SSE, nous filons sur les Guyanes. Ordinaire médiocre, à remarquer une omelette aux œufs pourris.
L= 3° 29’ N. G= 30° 11’ O. B= 769. T= 27°. M= 105.
- Dimanche 26 juillet – Dans la nuit dernière, nous avons aperçu un bateau feu qui signale le récif de Tenedo de San Pedro. Un fort courant d’E nous fait dévier de notre route, et va nous obliger à virer de bord, pour remonter au NNE. Chaleur accablante malgré la brise.
L= 1° 36’ N. G= 30° 20,5 O. T= 29°. B= 770. m= 110.
- Lundi 27 juillet – Hier au soir, j’ai été témoin d’un coucher de soleil admirable. J’étais à l’avant, couché dans le filet de support du grand foc. L’horizon entier était couvert de petits nuages gris-bleu, l’atmosphère distendait du bleu intense au rose pâle. Les rayons du soleil donnaient aux nuages des teintes rouges, bleues, jaune olive et vertes. Au milieu, la lune cornée, paraissant et disparaissant. Plus au nord, Vénus, étoile du soir. Le tout se reflétant dans une mer moutonnée de couleur sombre, formait un tableau digne du pinceau du cousin Justin Buault. Nuit calme. Ce matin, nous virons de bord, nous reculons. J’étais déjà content que nous n’ayons pas eu trop à craindre au pot au noir, et voila que maintenant, nous sommes contraints d’y remonter. Si encore l’on voyait quelques navires, mais rien ! Absolument rien, que du roulis et tangage.
Toujours sale boulottage ; trois plats de petits pois en un jour !
L= 0° 56’ N. G= 33° 46’ O. B= 769. T= 28°. M= 110.
- Mardi 28 juillet – Hier au soir, vers 7h, nous avons traversé un troupeau de marsouins de l’équateur. Les harponneurs se sont mis à leur poste à l’avant, mais des paquets de mer sont arrivés, qui ont fait fuir tout le monde. Pour ma part, j’en ai reçu un sur le dos. Heureusement qu’ici, l’on est vite sec !
Un matelot a pu me trouver cette nuit un poisson volant. Je l’ai empaillé. Le soir, le Capitaine m’a donné les plans du Mac Mahon. J’en fais une reproduction aussi bien que possible, pour ajouter à mon journal.
L= 1° 31’ N. G= 32° 23’ O. T= 28°. B= 768. m= 115.
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- Mercredi 29 juillet – Toujours ce maudit vent de sud, nous remontons vers le pot au noir. Les rafales et la houle nous le font pressentir.
4 h, heureusement ! le Capitaine vient d’annoncer « Paré à virer lof pour lof ! » Au passavant, nous étions bien lestés d’un bon verre de whisky. A 4 h ½ nous filons SO.
L= 1° 44’ N. G= 30° 40’ O T= 27°. B= 768. m= 105
- Jeudi 30 juillet – Nous avons passé une sale nuit, quoiqu’il n’y eût pas de mauvais temps, mais vers 9h. du soir, on signalait les récifs de Tenedo de San Pedro, et le courant nous portait dessus. Il a encore fallu virer.
Le Capitaine qui avait pris la barre était en chemise, bannière au vent. Pour notre malheur, nuit noire, impossible de se reconnaître dans toutes les manœuvres qu’il faut larguer, et qui filent au vent. Gare à ceux qui se laissent prendre les jambes, car ils risquent fort de se les voir couper. Le phare du grand mât vire
admirablement bien. Celui de misaine où j’ai le poste du bras du petit hunier fixe, manque à virer. Alors le second qui sacrifierait tout pour ne pas se laisser dépasser par les tribordais, commande : « Brassez carré misaine, larguez l’amure ! ». Le vent nous masque. Le Capitaine toujours bannière au vent crie comme un possédé… Enfin, au bout d’une demie heure pendant laquelle un cordage m’a éraflé une jambe, et les manœuvres écorché les mains, nous réussissons le virement.
A 4h, nous jugeant par l’estime assez éloigné des récifs, nous virons à nouveau. Ah je m’en souviendrai de cette satanée veille de baptême ! J’ai les mains et les pieds en compote, une courbature, et pour me reposer : 2 h. de sommeil sur 24 h, et un tangage à tout casser. Heureusement que j’ai pu me régaler d’une bonne poule au cari, seul mets potable, car les anchois étaient aux œufs pourris. A 1 h, chartreuse.
L= 0° 36’ N. G= 31° 07’ O. B= 768. T= 27°. M= 125.
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- Vendredi 31 juillet – Hier soir vers 7 h, j’ai mis le pied pour la première fois dans l’hémisphère sud. J’ai commis un sacrilège, et le lendemain le père la Ligne devait m’en punir. Le baptême a commencé dès le lever. Ma bordée était de lavage vers 6 h. Je me rendais tranquillement à mon poste de balayage, lorsque le second s’approchant de moi, me coiffa d’un seau d’eau, puis tous les matelots m’arrosèrent, ainsi que deux autres sacrilèges. La nuit avait été un peu fraîche, aussi j’avais une veste, mais elle ne protégea guère. Au bout d’une demie heure, la mêlée devint générale. J’étais avec toute une bande sur le gaillard d’avant, et de là, nous aspergions ceux qui étaient en bas.
Vers 8 h, nous nous apprêtâmes à bien recevoir le lieutenant, Levrier, et le pilotin marseillais, qui allaient venir pour leur quart. Nous avions garni la passerelle de seaux d’eau, et quand ils parurent, tout leur fut versé sur la tête. Puis tout le monde alla se changer pour la fête du soir. |
A midi, je reçus ainsi que les 7 autres qui n’avaient pas passé la ligne, une convocation pour 2h, de la part du Commissaire du Royaume. 1h ½ , le Pilote et l’Homme de barre du Père Cap Horn, vêtus de peaux d’ours, de bottes, et de bonnets de fourrure, viennent dégrader le Capitaine, et prendre le commandement.
2h, défilé des autorités : Père Cap Horn, pardessus de fourrure, barbe respectable, Madame La Ligne, longue tignasse, petit bonnet, robe bariolée, poitrine avec avant train de dimension, ce n’était sûrement pas une anglaise ! deux diables, matelots tout nus enduits de mine de plomb, ceintures faites de nattes de chanvre, bonnet à cornes et fourches,
Brigade de gendarmes en grande tenue, Commissaire de Royaume avec son scribe, Figaro de la Ligne, Barbier, Brosseur.
Après un compliment, on lit la sentence du lieutenant : « Condamné pour faire la ration de vinaigrette trop juste, et avoir ravi la femme au Père Cap Horn. – Est condamné à lui faire des excuses et a être rasé. » - On le fait asseoir dans un fauteuil (en planches). Derrière le fauteuil était tendue une immense tente faisant bassin. Il y avait plus d’un mètre d’eau en profondeur, sur une surface de plus de quarante mètres carré. Au-dessus, se tenaient les doucheurs. |
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Le friseur lui coupe les cheveux, peigne et ciseaux de deux mètres de long. Le barbier lui barbouille toute la tête, blaireau gros : une balayette, savon composé de suif et de mine de plomb. Le brosseur lui frotte les jambes et les cuisses du même mélange, et le figaro le rase avec un rasoir aussi excentrique. Après quoi, on lui couvre la tête d’un immense tuyau où l’on verse de l’eau. Un gendarme lui prend les jambes, et le fait pirouetter la tête la première dans la tente, où les diables l’accompagnent pour lui faire prendre un bon bain. Ils sortent, on lui met de la poudre riz (plâtre).
Après, c’est le tour du pilotin de 1ère classe. Comme de juste, j’avais fait semblant de me cacher. Les gendarmes me cherchent, et me mènent devant le tribunal où je suis condamné purement et simplement. Le supplice est toujours le même. Seulement, une fois dans la tente, c’est moi qui fait prendre un bain au diable, si bien qu’on envoie deux gendarmes à son secours. Ceux-ci embarrassés avec leurs bottes sur le fond mobile, s’étalent dans l’eau. Nous étions quatre à nous débattre, ainsi, j’en profite pour me frotter la figure et les jambes sur eux, en sortant, j’étais redevenu blanc et eux moricauds. |
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Même chose pour Levrier qui est condamné pour s’être introduit sous forme d’animal appelé en langue française lévrier dans le royaume.
Dans le baptême de la ligne, il est de tradition de laisser aux officiers un pantalon et une chemise. Les deux autres pilotins ainsi que le charpentier, le mousse, et un autre matelot furent complètement déshabillés, et eurent tout le corps noirci. Le plus drôle fut « Quesacco » le pilotin marseillais. Depuis le matin, il s’était caché dans le coffre à chaussures d’une cabine. On avait beau fouiller tous les coins et recoins du navire, les matelots ne trouvaient rien. A la fin, on le trouve, les matelots lui réservaient un baptême de 1ère classe, car il est leur bête noire. Les raisons de sa condamnation tenaient une grande page. Il eut beau se débattre, il attrapa un fameux bain, il hurlait, menaçait de tout tuer. S’il y a quelqu’un qui ne s’est pas amusé, c’est bien lui. Comme poudre de riz, il eût quelque chose qui venait de la cage aux cochons, mais ne parfume guère. Ce n’était certainement pas très propre, mais les matelots n’en cherchent pas si long, et il fallait bien cela pour son orgueil, et ce n’était pas fini, car le soir, il en vit de rudes au carré. Nous l’avons fortement secoué pour avoir eu le toupet de se cacher dans une chambre du carré. |
Avant le baptême, vers une heure, nous avions signalé avec un cargo-boat français des Transports Maritimes. Mêmes signaux que le 7 Juillet avec le vapeur anglais.
L= 1° 31’ S, G= 31° 54’ O. m= 175. T=28°. B= 770.
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