Carnet de bord d'un cap-hornier, 1903
Georges Cayron

sommaire

- Samedi 1 août – Le matin, à 7h, nous signalons à un paquebot des Messageries Maritimes. Il nous répond pas ; le rosse ! Vers midi, nous passons au large de Fernando de Noronha sans voir l'île. Les alizés SE se font sentir.
    L= 4° 02’ S.  G= 32° 26’ O.  T= 27°.  B= 770. m= 174. Les repas : très maigres.

- Dimanche 2 août -  Nous filons vers la côte du Brésil. Le temps devient un peu mauvais. Régulièrement, toutes les deux ou trois heures, nous recevons un grain. Quoique le vent hâle le SSE, et même le S, la vitesse est très forte, 10 nœuds, jamais nous n’avions été si vite. A 10 h, un mulet s’est pris à la ligne arrière. C’était une jolie bête de plus d’un mètre de long. Il nous a bien régalé.
    Aujourd’hui, j’ai changé de tête. Avec le lieutenant, mon ami Levrier, nous avons trouvé que nos moustaches ne poussaient pas assez vite, aussi nous nous sommes complètement américanisés. Levrier a l’air d’un clergyman, quant à moi, aux dires des uns et des autres, je ressemble tantôt à un séminariste, tantôt à un petit enfant, voir même à une jeune fille, lorsque j’ai mon chapeau de paille.


    L= 6° 40’ S.  G= 35° 18’ O.  T= 27°.  B= 771.  m= 185.
    Déjeuner – Apéritif – Mulet frit – Fricassée de poule – Tripes à la mode de Caen – 2 h. Chartreuse.
    Dîner – Soupe de poissons et à l’oseille – Mulet à la vinaigrette – Rata – Pets de nonne.

 
- Lundi 3 août -  J’ai passé cette nuit une bonne partie de mon quart à admirer les paquets de mer qui embarquaient à la lueur de la lune, l’effet était splendide. Les vagues venaient à contre, et nous filions si vite, avec une telle bande que l’avant était toujours sous l’eau. Nous ne pouvions marcher qu’en nous tenant aux rampes de secours.
    Vers 8h. du matin,  nous distinguons une chaîne continue de montagnes. C’est la côte du Brésil au sud de Pernambuco. Nous nous en approchons presque. Vers 11 h, nous estimons la distance à 10 milles, et la longueur de la côte aperçue à une quinzaine de milles. Le pays paraît admirable, ce ne sont que forêts et vastes champs qui sont, me dit un matelot, remplis de perroquets et de ouistitis. Au large, il y a plusieurs barques de pêcheurs indigènes, et derrière nous une troupe de souffleurs et de requins.
    Vers midi, nous virons de bord pour ne pas nous jeter à la côte. Dans la journée, on voit les feux d’un vapeur se dirigeant vers le nord.
    L= 8° 55’ S.  L= 37° 11’ O.  T= 27°  B= 773.  m= 180.
    Déjeuner – Brandade de morue – Petits pois conserve au jambon.
    Dîner – Soupe – Haricots – Macaronis au gratin.


Mardi 4 août – Vers 8 h. hier soir, nous avons repris notre route vers le SO. Le vent souffle en tempête du sud, occasionnant un fort roulis, et peu de vitesse. Le déjeuner et le dîner ont été encore des plus maigres, il n’y a que la chartreuse que j’ai trouvée à mon goût.
    L= 9° 57’ S.  G= 37° 09’ O.  T=28°. B= 772  m= 100

- Mercredi 5 août -  Si nous avons eu le bonheur de voir la terre, et d’être tombés dans la ligne des paquebots qui font les services –Plata-Rio-Bahia-Pernambouc- , nous avons aussi pas mal de désagréments, car nous voilà en plein dans les moussons, ce qui n’est pas très amusant. Dès la nuit dernière, la danse a commencé. Il a fallu tout fermer sur le pont, car de gros paquets viennent s’y abattre, malgré la hauteur des murailles du plat bord -1,60m - Le second qui est d’une hardiesse extrême, ne veut même pas faire serrer les cacatois (Voiles les plus hautes au grand mât et à la misaine). Un voilier qui fuit comme nous à l’horizon, n’a que ses voiles basses, aussi l’avons-nous vite dépassé. L’avant est dans l’eau, la bande très forte, le clinomètre indique 30° 35’. Avec cela, jugez comment nous pouvons nous tenir sur la dunette. A un moment, une lame s’est engagée dans un des couloirs du grand roufle et a tout inondé.
    Vers 10 h, on serre enfin les cacatois, la brigantine et le clin foc. A midi, la mer est si déchaînée, que nous n’apercevons pas un vapeur qui se trouve à deux ou trois encâblures de nous. Le lieutenant le signale lorsque nous sommes au fond d’une lame, et lui au-dessus. C’est un anglais avec qui nous signalons.
    Vers 1 h, il y a quelqu’un qui ne s’amuse guère à bord, car son estomac se rebiffe un peu. Il est obligé de larguer les amarres de son déjeuner, et même le soir, de son dîner. A part ces deux mauvais instants, je suis assez solide.
    L= 19° 02’ S.   G= 38° 36’ O   m= 195.   B= 772.   T= 25°
    Déjeuner – Brandade de morue – Saucisson frites.
    Dîner – Soupe – Haricots – Jambon avec pommes.

- Jeudi 6 août -  Le temps ne s’est pas calmé de la nuit, il n’y a qu’au matin où le second a envoyé les gabiers établir les cacatois. Les matelots ont un peu grogné parce que disaient-ils, c’est l’ouvrage des pilotins. Là où c’est le plus dangereux, il faut les envoyer ! Le mécanicien qui était avec moi à la drisse de vergue me dit : « Allez voir chez les Anglais et les Allemands, les apprentis (pilotins)  se font prier pour y monter ! » - « Ils y sont forcés par une loi ! »… lui répondis-je. Quant à moi, je suis pilotin parce que çà me fait plaisir, et je paie pour être libre et faire tout ce que bon me semblera, je puis refuser de travailler, et de plus vous faire marcher ! ». Le pauvre bougre n’aurait pas été fichu de monter à la première hune, tellement il est pourri par l’alcoolisme. J’ai peur qu’il prenne feu quand il est près de la chaudière. De plus, il est d’une nullité absolue, si bien que le second m’a chargé du treuil à vapeur à sa place. C’est moi qui en aurai la surveillance au déchargement à Frisco.
    L= 15° 45’ S.  G= 39° 37’ O.  B= 774.   T= 24°.   M= 160.
    Petit déjeuner, nous avons bu le champagne pour l’anniversaire des 18 ans de mariage du Capitaine.
    Déjeuner : Langue de bœuf à une imitation de sauce piquante – Poule au cari – Champagne.
    Dîner : Tapioca aux petits pois – Petits pois – Maquereaux en conserve.

- Vendredi 7 août – Hier soir à 8 h, on a aperçu un autre paquebot, mais il faisait trop sombre pour correspondre. Dans la nuit, la mer s’est apaisée, il y a même eu une heure de calme. Dans la journée, le soleil a été chaud bien que nous soyons en hiver, mais sous les tropiques. La brise est SE, la route S. On a changé la misaine déchirée par le gros temps des jours derniers. Ce n’est pas une petite affaire de désenverguer une voile de 13m de haut, sur plus de 20m de long, et pour en transporter une neuve de la voilerie au pied du mât, il a fallu quatorze hommes. Une fois hissée au cartahu, tout l’équipage était sur la vergue pour enverguer, passer les cargues et les écoutes. Je travaillais dans la mâture pour la 1ère fois. Quatre heures y ont passé.
    Avec le soir, le premier mallamock s’est montré. C’est un oiseau de mer plus gros qu’une oie, qui annonce l’hiver en venant du Cap. Ces jours-ci, nous allons les chasser, ou plutôt les pêcher, car ils se prennent à la ligne, ainsi que les damiers, carboniers, etc…
    L= 18° 07’S.   G= 40° 15’ O.  B= 776.  T= 27°.  m= 140
    Déjeuner : Morue à la vinaigrette – Rata de bœuf – Fromage – Chartreuse
    Dîner : Soupe – Haricots – Macaronis au gratin.

- Samedi 8 août – Presque calme, faible brise de NE. Un courant NE nous entraîne heureusement vers le SO. La brigantine a été décousue sur toute une laize.
    L= 20° 17’ S.  G= 41° 16’ O.  B= 775.   T= 25°  m= 120
    Déjeuner – Lard aux pommes. Saucisses aux épices.
    Dîner – Soupe – Haricots – Tripes à la vinaigrette.

- Dimanche 9 août – Nous nous apprêtons pour le passage du travers de La Plata, car c’est une région à coups de vents et cyclones, c’est un endroit très dangereux, et que l’on met longtemps à passer, étant toujours à la cape.
    Dans la nuit, le vent hâle N et NNO, je suis obligé de manœuvrer sans ciré sous un grain. Heureusement que dans la journée, un bon soleil comme il en vient chaque dimanche a pu me sécher.
    Par miracle, nous avons des œufs frais à déjeuner, nos poules se sont mises à pondre, au moment ou on a jeté les œufs en conserve par-dessus bord, tellement ils étaient mauvais. Du reste, le lard et les pommes de terre sont aussi gâtés. Il est loin l’enthousiasme des premiers jours pour la nourriture. A l’exception des haricots, et des déjeuners du dimanche et jeudi, tout ce que l’on mange est détestable. Nous hésitons à réclamer, car le Capitaine est un bon bougre, mais rapia comme pas un. Nous avons droit à des conserves tous les jours, et on en voit à peine deux fois par semaine. Toujours des viandes salées à la vinaigrette. Il a fait supprimer les pets de nonne du dimanche, parce que le coq utilisait trop de lait. Nous avons 20 boites de lait concentré, et il n’y en a pas la moitié d’employée. Le second me dit : « On voit bien que c’est un vieux terre-neuvrier, ils sont tous comme cela, mais je ne vais pas me gêner pour réclamer ! » Quant à moi, je trouve dur de payer 5 F par jour, pour une mauvaise nourriture…pourtant j’engraisse…mais c’est l’air de la mer !
    A midi : L= 22° 42’ S.  G= 41° 33’ O.   M= 150.   B= 772.   T= 25°
    Déjeuner – Apéritif – Saucisson - Anchois aux oeufs frais – Ragoût de poulet – Petit beurre – Chartreuse.
    Dîner – Soupe – Haricots – Bœuf bouilli en conserve – Fromage.

- Lundi 10 août – Le vent hâle toujours de nord, avec le courant NE, nous filons facilement 10 nœuds. A 8h, on signale un voilier par devant, c’est un trois mâts barque italien ou espagnol à lest, qui vient de La Plata. Il est en panne, et ne porte que ses huniers. Nous passons à peine à 1 mille. Vers 10 h. la brise passe NO et SO avec gros temps. A 2 h, elle est SE, on vire de bord. Nous apercevons quelques damiers. Ce sont des oiseaux assez gros, à plumes noires et blanches, ils annoncent le froid.
    L= 25° 41 S.  G= 43° 25’ O.   m= 220.  B= 770.   T= 25°
    Déjeuner : brandade de morue - Petits pois au jambon
    Dîner : soupe – Haricots – Macaronis

- Mardi 11 août – Hier soir, il nous a fallu serrer les cacatois. Le pilotin marseillais et le lieutenant me blaguaient parce que je n’étais pas encore monté à la vergue de cacatois. J’ai voulu y aller pour prouver que ce n’était pas la peur qui me retenait. Le vent soufflait en tempête, l’obscurité était si profonde, que je ne voyais pas les enfléchures, pourtant je continuai à grimper. Après la seconde hune, j’eus à monter une petite échelle large comme la main, où je me balançais sérieusement, puis ensuite il m’a fallu grimper 5 à 6m sur les galhaubans à la force des bras, et me trouvais exténué sur une manœuvre, les jambes dans le vide à brasser la voile sous sa vergue. J’étais à 52 m au dessus du pont, j’avoue que je n’en menais pas large, et que je regrettais ma fanfaronnade. Pour descendre, je mis plus de 10 minutes, et arrivé en bas, je reçus une algarade du second qui me dit que j’avais un fier culot de grimper si haut pour la première fois pendant le gros temps, et que si j’étais tombé à l’eau, je n’aurais pas été repêché. J’étais vanné, et pour reprendre mes forces le lendemain, j’eus du lard gâté et des sardines.
    L= 25° 51’ S.   G= 45° 15’ O.   m= 126.   T= 23°.   B= 776.

 

- Mercredi 12 août –Nuit à ondées. Le matin nous profitons du beau temps pour changer la voilure, et dès 5h, le second nous envoie déverguer le petit hunier volant. Il faisait encore nuit, et nous avons eu de la peine à hisser la voile de rechange, avec un cartahu qu’il nous avait fallu disposer auparavant. J’ai travaillé dans la vergue avec ma bordée jusqu’à 8h. Je ne m’amusais pas trop à chaque coup de roulis, mais c’était un peu moins haut que lundi, seulement une trentaine de mètres. Malgré tout, j’eus plus de temps pour réfléchir sur les mauvais côtés du métier. Ma plume manque de force (mon estomac étant au plus vide), pour reproduire les impressions qui agitaient mon esprit, tandis que le roulis se chargeait de me balancer. Ah, on m’a expédié à nouveau dans la vergue de misaine, pour affaler les cargues et boulines. Voila ce que c’est d’être pilotin ! On attrape la sale besogne, mais on apprend beaucoup plus.
    L= 28° 44’ S.   G= 47° 07’ O.   m= 150.   T= 22°.   B= 771.
    Déjeuner : Morue gâtée – Riz à la Mac Mahon (Recommandé pour indigestion !)
    Dîner : Soupe – Petits pois – Jambon frites.

- Jeudi 13 août – Journée monotone. Le vent N0 amène des nuages, et je passe une partie du temps sous la pluie. Le temps est si bas, que les lampes sont restées allumées jusqu’à 10 h. Un peu de calme survient vers 8 h, comme un mauvais présage. On s’attend à un coup de vent. « gare au  Trafalgar ! » disent les matelots, tout en pêchant des damiers. Nous ne pouvons faire le point, l’estime donne :
    L= 30° 21’ S.   G= 48° 37’ O.   m= 130.  B= 768.
    Déjeuner : Fraises de veau à la vinaigrette – Bœuf en mironton – Poires au kirsch – 1h, Bénédictine.
    Dîner : Soupe – Haricots – Harengs avec pommes.

- Vendredi 14 août – Hier soir le baromètre a baissé brusquement. Vers 9 h, un coup de vent attendu nous prend après avoir serré quelques voiles d’étai. Le vent saute SE à SO. Si nous avions eu toutes les voiles dessus, les phares de misaine et du grand mât, eussent été infailliblement en bas, comme c’est arrivé au « Dupleix » et à « Marthe-Marguerite » l’année dernière. Seuls heureusement, les perroquets fixes, les huniers, et la misaine restaient. Le navire a pu culer un peu. J’étais sur le pont à ce moment. Toutes les écoutes (manœuvres en filin, ou fils d’acier, ou chaînes à poulies doubles ou simples servant à border les voiles) volaient en tous sens. J’eus tout juste le temps de m’abriter contre le petit roufle, l’écoute du  foc d’artimon me passa sur la tête. Enfin, on s’installa tant bien que mal au nouveau cap, après avoir serré les perroquets fixes.
    Vers 11h, un bruit épouvantable me fait sortir de la chambre de veille. Ma casquette est emportée, moi-même je suis ballotté contre les parois. Nous sommes assaillis comme dans une trombe. Le coup de vent s’est changé en tempête ? C’est une trombe comme seul en réserve l’embouchure de La Plata. La tempête éclate complètement pendant le quart du bossman.
    A 4 heures, lorsque je remonte, il n’y a plus que cinq voiles dans le vent. Nous essayons de résister, étant à la cape au plus près (Se tenir de façon que le vent soit à 6 quarts de l’avant), sans mettre en fuite. La direction est SE, vitesse = 9 n. Le pont est dans l’eau, les paquets embarquent même sur la dunette où nous sommes attachés. Drôle de sensation lorsqu’on sent ces masses d’eau s’affaler sur soi. Malgré bottes et cirés, nous sommes complètement transpercés. Le clinomètre indique 43°, sans compter l’inclinaison donnée par la lame. Impossible de se tenir. Dans ma cabine, ma malle, mes habits, mon broc, même mes tiroirs, se promènent pêle-mêle. A la cambuse, deux dames-jeannes, une de vin l’autre de tafia sont brisées et répandent des odeurs qui me barbouillent l’estomac. Vers 8h, le grand foc est emporté par une risée, et le clin foc déchiré en trois parties.
L’écoute du grand hunier volant se compose d’un palan triple, et d’une chaîne grosse comme mon bras. Celle-ci est brisée. C’est miracle si la vergue ne tombe pas. Cinq hommes s’y précipitent, et malgré l’ouragan travaillent toute la journée, à river une autre chaîne.

Au déjeuner, impossible de se tenir à  la table à roulis, l’un de nous glisse même dessous !
    A 1h, la tempête est au plus fort, et je suis de quart toute la soirée !
    Sur la dunette, nous sommes obligés de nous traîner à plat ventre. Le pont quant à lui, est complètement rempli d’eau, les paquets vont jusqu’à la première hune, à plus de 5 m de hauteur. Le second fait serrer le petit hunier volant. Vingt et un hommes se précipitent à la suite du bossman pour grimper sur la vergue. Pendant ce temps, le capot de la baleinière avant s’en va. Nous messieurs les pilotins, et le mécanicien qui par ordre devait rester à la barre, sommes chargés de l’arranger. Nous n’avons pas le temps d’y aller. Du mât de misaine, on nous crie « Gare au paquet ! » Seul Levrier a le temps de se garer, une immense vague passant par-dessus le gaillard balaie le poste de l’équipage et la cuisine, et m’emporte ainsi que le pilotin-matelot. Nous étions près du grand panneau, je suis projeté contre les manœuvres qui sont au râtelier du grand mât, et reste accroché par les mains, à cinq ou six mètres de haut. L’autre a la chance de s’accrocher au bras de misaine. Le mécanicien est aplati par un des escaliers de la dunette, et le pilotin marseillais roulant de bâbord à tribord, s’engage malgré lui dans un sabord. Un peu de plus, il passait à la mer, c’est le mousse qui l’a retenu.
    Je me demande maintenant que j’écris ces ligne pendant une accalmie, comment il se fait que nous n’ayons rien attrapé, c’eût été une triste veille de Sainte Marie !
 
A son dernier voyage à bord du « Cambronne », le Capitaine avait eu dans ces parages, un homme emporté, et un autre avec les jambes brisées. Mais revenons à ma triste position. Je restai suspendu, ballotté, jusqu’à ce qu’entre deux lames, je puisse regagner la dunette, où je reçus une algarade du Capitaine et du second : « Imprudent, vous ne pouvez pas faire attention et profiter des moments où le navire se redresse à la lame pour passer dans les endroits découverts ?... Si vous aviez été emporté, vous y seriez resté… etc… etc… »… Moi, je  ne les écoutais guère, l’eau avait passé sous mon ciré et dans mes bottes, et je ne m’amusais pas à la perspective de rester ainsi jusqu’à 8 h. du soir !
    Enfin à cinq heures, après avoir essuyé de nouvelles douches, j’ai pu aller me changer, mais j’ai gagné une forte fièvre, et vais faire comme le mécanicien et les autres pilotins, rester au lit toute la nuit !
    L= 33° 03’ S.   G= 49° 29’ 0.   m= 70.   B= 763.  T= 16°
    Déjeuner =  à la mer
    Dîner – Soupe, Macaronis – Saucisses de Mayence avec frites.
 


- Samedi 15 août -  Sainte Marie – Dans la nuit, le vent s’est calmé, ce n’était pas trop tôt, car sa musique dans les cordages devenait monotone, mais le roulis ne cesse pas. On établit quelques voiles. A midi, il ne reste plus que les cacatois de serrés. Aujourd’hui, on danse au Mercurol, moi aussi, je danse depuis plus de 30 heures, ce qui ne m’empêche pas d’écrire mon journal au brouillon.
    Dans la journée, il faut réparer tous les dégâts causés par la tempête. J’aimerais bien mieux être à souhaiter la fête de ma chère maman. Ah ! Je m’en souviendrai des 14 et 15 août de mon premier voyage.
    L= 32° 18’ S.   G= 50° 38’ O.   m= 170   B= 769.   T= 14° Dérive = +8°
    Déjeuner : Pieds de porc et fraise de veau à la vinaigrette – Lard – Petit beurre - Bénédictine.
    Dîner : Bouillon – Haricots – Maquereaux au vin blanc.

- Dimanche 16 août – Le calme a continué dans la nuit. Au matin, la brise a hâlé le NE puis l’ONO. Nous avons déjà 3 jours de perdus avec cet ouragan. Dans ces parages la nuit, la mer paraît lancer des petites boules de feu. Ce sont des globules d’insectes. Dans l’obscurité, on dirait le pont couvert d’étincelles. Dans la journée, un carbonier, oiseau de mer tout noir, gros comme une dinde, s’est pris les ailes dans nos lignes.. Nous n’avons pu le garder, il nous lançait de l’huile à la figure. Au reste, les oiseaux ne manquent pas maintenant. On voit que nous sommes en hiver. Malheureusement, ils ont la chair trop huileuse et trop coriace pour être mangés.
    Vers 9h, un moment de tristesse m’a pris. J’étais sur mon canapé à lire un chapitre d’Imitation, lorsque je me suis mis à vous suivre par la pensée, chers parents. C’était près de midi au Mercurol, vous veniez de remonter de la messe dans la guimbarde à Mr. Giraudet, et vous parliez de la veille qui s’était sans doute passée si joyeuse pour vous, et qui avait été pour moi une journée ordinaire pleine de fatigues.
    Lire, c’est dur quand même, lorsqu’on est loin des siens dans ces occasions là ! Heureusement que l’année prochaine sera tout autre pour moi, je pense.
    L= 33° 51’ D.   G= 52° 45’ O.   m= 125.  B= 767. T= 14°.
    Déjeuner – Apéritif – Saucisson – Anchois à la vinaigrette – Poule au cari. 
    Dîner – Potage – Petits pois – Rata de bœuf – Pruneaux cuits.

- Lundi 17 août – La brise a fraîchi dans la nuit, et le mauvais temps est revenu. Les lames venant bâbord avant, le roulis était plus prononcé que vendredi, et le gaillard d’avant s’enfonçait complètement. Toute la nuit, il a fallu manœuvrer dans l’eau, et la fièvre m’a repris. Le temps ne s’est pas calmé de toute la journée. Le thermomètre marquait 8° à midi, et quoique cette température ne soit pas basse, nous gelions. L’humidité et les vents de S0 y sont pour beaucoup. SO est équivalent à NE dans nos pays européens.. Par conséquent la température s’abaisse, sans compter qu’ils sont contraires et nous font louvoyer, et par conséquent perdre du temps. Si nous ne mettons que 140 jours de traversée,  nous aurons de la veine, bien que nous ayons gagné 3 ou 4 jours au nord du Brésil, sur la moyenne des traversées.
    L= 35° 32’ S.   G= 52° 21’ O.   B= 765.    T= 8°   m= 135
    Déjeuner – Morue aux pommes – Gras double – Fromage.   
    Dîner – Bouillon – Haricots – Sardines.

- Mardi 18 août – Nuit assez mauvaise, on continue à danser. Mon ami Levrier qui connaît au moins de nom presque toute ma famille, me fait remarquer que les jours de fête de quelqu’un de mes parents, sont de mauvais jours. En effet, aujourd’hui, c’est la Ste Hélène : les 5 orages.
    A midi, nous virons de bord, j’avais oublié de mettre mon ciré, aussi, j’ai été fortement trempé par un paquet. Mes bottes étaient envahies.
    Dans la soirée, nous avons changé le grand hunier volant, et malgré le roulis, bien que la brise soit tombée, il m’a fallu rester de 1 à 4 h. sur la 3ème vergue de grand mât. Je vous assure que parfois, je n’en menais pas large.
    Depuis quelques jours, nous remarquons que le Capitaine nous soigne mieux. Il y a davantage de conserves au repas, ce n’est pas un mal, car la morue est gâtée, le macaroni moisi, le restant des pommes de terre pourri, et le lard attire les mouches à quinze pas. Pourtant, les matelots s’en régalent. Les premiers morceaux que nous avions étaient excellents, car ils venaient d’un porc tué depuis 2 ou 3 mois. Mais le lard en conserve est dégoûtant.
    Pendant le froid, nous aurons un « potage Liebig » julienne à chaque déjeuner. J’en suis bien content, car le matin, je ne peux rien prendre,  Le tafia après chaque repas, me fait un grand bien. J’en prends une demie tasse avec des morceaux de sucre !
    L= 36° 35’ S.   G= 50° 33’ O.   B= 770.   T= +10  m= 80.

- Mercredi 19 août – Calme complet dans la nuit. Ce matin, les matelots ont réclamé un poêle pour le poste. Ils ont été fort désillusionnés en apprenant qu’il n’y en avait pas. Le carré non plus n’en a pas. Une cheminée se trouve bien dans le salon, mais pour l’allumer, je crois que nous pouvons nous brosser !  Pourtant, la plupart des long-courriers de Frisco en sont munis. On me trouvera gelé dans mon lit au Cap.
    Vers 6h, on signale un trois mâts, il va de concert avec nous. Toute la journée, nous en sommes à peine à 2 milles. Le temps est splendide, et comme je ne suis pas de quart de midi à quatre heures, je prends un bain de lézard, en pêchant des mallamocks et des albatros qui volent autour de nous.
    L= 36° 56’ S.   G=51° 51’ O.   m= 65.   B= 776.   T= 12°
    Déjeuner – Morue aux pommes – Ragoût de tripes – fromage
    Dîner : Bouillon – Petits pois – Jambon aux pommes.

- Jeudi 20 août – Mer toujours calme, brise nulle. Les pingouins font leur apparition. La fièvre qui me tenait depuis quelques jours a disparu. En revanche, je me suis légèrement blessé au pied. Dans la soirée, j’étais sur le roufle de l’équipage à renforcer les amarres de la chaloupe tribord avant, lorsqu’en passant par-dessus une drôme, j’ai glissé, et je suis tombé le pied droit sur le rebord d’une boite en fer blanc emplie de suif. Je n’avais que mes chaussons de sabots. La boite a été aplatie, et le dessous de mon pied un peu endommagé. Je pense que ce ne sera rien. J’en aurai pour quelques jours à traîner la patte.
    L= 36° 58’ S.   G= 52° 49’ O.   m= 75.   B= 778.   T= 11°
    Déjeuner – Apéritif – Gras double – Saucisses aux oignons – Fromage.
    Dîner – Soupe – Haricots – Saumon à la vinaigrette.

- Vendredi 21 août – La brise s’est enfin levée de ONO. A 8h. dans la nuit, elle a hâlé NO lorsqu’on êut pris les amures à tribord.. 0n fila 7 nœuds. Le second craignant fit serrer quelques voiles. Le temps est assez beau, un peu moins frais que les jours derniers. Par rapport aux mêmes latitudes de l’hémisphère nord, l’hiver est plus froid ici. Dans une huitaine, nous serons à l’île des Etats.
    Vers 4 h, nous dégustons du vin blanc que viennent de mettre en bouteilles le lieutenant et Levrier. Il est excellent, mais je crois que nous n’en verrons pas souvent la couleur.
    L= 38° 18’ S.   G= 54° 25’ O.   m= 120.   B= 774.   T= 14°
    Déjeuner – Julienne – Brandade de morue gâtée – Miroton de bœuf – Fromage.
    Dîner – Potage – Haricots – Macaroni

     

- Samedi 22 août – La pluie est tombée toute la nuit, amenant calme et brouillard glacial. J’ai passé 8 mauvaises heures, car j’étais grand quart. De 8 à minuit, et de 4 à 8h. le matin. Des éclairs sillonnaient l’horizon, indiquant des coups de vent. Une trentaine de pingouins crièrent lugubrement autour de nous. On eût dit : tantôt des bêtes qu’on égorge, tantôt des moutards fouettés par leurs nounous.
     Aujourd’hui, la population du Mac Mahon s’est diminuée de deux membres, sans compter notre corbeau déserteur à la Ligne. L’un c’est le chat trouvé mort dans la nuit, l’opinion générale est qu’il est défunt grâce à une dilatation d’estomac ; il faisait des repas rabelaisiens, mais mon opinion est tout autre, car je sais très bien que l’animal est venu me voler dans ma chambre, le poisson volant que j’avais empaillé. Il était nettoyé à l’acide phénique concentré, ses ailes étaient très durcies. Vous pouvez comprendre que le morceau fut difficile à digérer, et a été la cause d’une mort subite, mais je ne m’en suis pas vanté.

   
L’autre…eh bien cela fait tressaillir mon estomac d’allégresse !... c’est celle d’un cochon égorgé en grande pompe sous les yeux avides de l’équipage. Quels bons boudins, quelles délicieuses saucisses ! Enfin, on aura de la viande fraîche pendant quelques jours.
Déjà, de grand quart avec le second tous les matins, nous nous faisons faire une grosse soupière de soupe à l’oignon et fromage, et quand j’ai faim, je fais un tour à l’office pour prendre un morceau de pain, mais comme il n’est bon qu’avec quelque chose, et qu’à l’exception du sucrier tout est renfermé à la cambuse, je suis réduit à chiper quelques morceaux de sucre. Péché très pardonnable vu la voracité de mon estomac, et avec cela, je fais du lard. A la fin du voyage, je pourrai faire partie des cent kilos. Mon camarade Levrier préfère la cassonade et le beurre. Quant au second, il a lorgné quelques bouteilles d’extrait de mandarine pour l’été. Le plus drôle là-dessus, c’est qu’avec le second, nous nous cachons pour faire notre vin chaud la nuit, par peur du lieutenant. Lui, de son côté en fait autant avec Levrier… par crainte du second ! Au déjeuner, le coq nous fait un plat de son invention ; c’est une bouillie de sang de cochon. Ce ne serait pas mauvais, mais il a eu la malencontreuse idée de renverser la salière dans sa casserole !
   
 
Dans la journée, calme, brouillard très froid, la sirène se fait entendre toutes les minutes. Je suis chargé de nettoyer la chambre de veille, et pour me réchauffer, je frotte si énergiquement, que j’enlève le vernis.
    L= 39° 25’ S.   G= 55° 35’ O.    B= 765.   T= 10°.   M= 80.
    Déjeuner - Julienne – Pieds de cockon (frais) – Bouillie de sang à la saumure.
    Dîner - bouillon – Haricots –– Cœur et foie sautés de cochon


- Dimanche 23 août - la nuit a été belle. Excellente vitesse. Dans la matinée, nous prenons un ris dans la grand-voile (Diminution de voilure). Vers 10h, nous nous trouvons dans un champ de goémon. Le froid qui règne a amené de nombreux oiseaux de mer. Certains tels les albatros, et les mallamocks,  ont plus de 4 m d’envergure. Dans la soirée, les tribordais se livrent à une grande pêche, pendant que les bâbordais font la saucisse et le pâté de tête. Le premier oiseau pris, m’est apporté par un matelot. C’est un cadeau qu’il me fait. Aussi j’essaye tout de suite d’empailler la bête appelée « magellan ». Il est gros comme une oie, de couleur blanche et gris-bleu. (Au bout de quelque temps, douze magellans et trois damiers sont pris. Aussi sous le gaillard d’avant, chacun suivant mon exemple, écorche les oiseaux comme des lapins, enduit l’intérieur de chaux, le remplit de son, et coud de façon à le conserver au moins jusqu’au retour en Europe. La chair de ces oiseaux est détestable, mais les matelots s’en régalent quand même.
    L= 41° 15’ S.   G= 58° 41’ O.   B= 758.   T= 9°   m= 185
    Déjeuner – Apéritif – Vin blanc – Bœuf en fricassée – Côtelette de porc – Bénédictine.
    Dîner – Soupe – Haricots – Macaronis moisis.

- Lundi 24 août – Nuit très froide. Avec le second, pour nous réchauffer, nous dégustons du vin chaud. Au matin, la bordée a voulu laver la dunette pour se réchauffer, mais moi, j’ai eu à porter les seaux, aussi mes mains étaient glacées au bout de quelques minutes. Dans ces parages, le thermomètre ne descend pas beaucoup au dessous de 0° pendant la nuit ; c’est l’humidité qui fait le plus souffrir, car l’on ne peut pas prendre d’exercice. De plus, les chambres sont toujours à la température du dehors. Nous préférons un froid bien plus vif avec temps sec.
    Dans la matinée, le bossman nous fabrique un pâté de tête de cochon. Pour le dégraisser, nous l’avons serré dans un étau, puis mis sous une grosse enclume pendant cinq heures. Très recommandable, seulement le pâté se change en galette.
    L= 42° 59’ S.   G= 59° 13 O.   m=110   B= 765  T+ 8°.
    Déjeuner – Soupe à la tête de cochon – Os de tête à la vinaigrette – Côtelette de cochon.
    Dîner – Bouillon – Haricots – Rata – Ragoût de cochon.

 - Mardi 25 août – Vers 2 h. du matin, le second a essayé de faire du punch, et pour en relever le goût, il y mit du lait. C’était exécrable ! Pour le contenter, je déclarai le mélange excellent, mais cependant moins bon que le vin chaud. Une heure après, je fêtais la St. Louis en rendant le tout par-dessus bord.
    Dans la soirée, le vent hâle NO et le temps se couvre complètement, avec abaissement de température. Un peu plus, nous avions de la neige. Lorsqu’il nous a fallu brasser les voiles au vent, les manœuvres étaient gelées. Ici, la mer est toujours mauvaise, aussi ceux qui ne sont pas de quart, n’ont qu’à dormir, ne pouvant faire autre chose.   
    L= 44° 23’ S.   G= 61° 53’ O.   m= 150.  B= 756.   T= 5°
    Déjeuner julienne – Pâté de tête – Lard au cari.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Poule crevée aux oignons.

- Mercredi 26 août – Le froid se fait sentir de plus en plus, et pendant mes quarts de nuit, je supporte bien mon pardessus. Dans la matinée, une oie sauvage est venue rôder autour de nous. Les matelots comptaient la prendre, mais elle a regagné la terre à tire d’ailes. Les vents hâlent OSO, et O, occasionnant une mer houleuse qui diminue notre vitesse. Dans deux ou trois jours, nous serons aux Malouines. C’est là que commence la région fictive du Cap. Par L= 50 S. de part et d’autre de l’Amérique du Sud, sur G= 65 à 85°, bien que le Cap se trouve par L= 56 et G= 70°
    L= 46° 21’ S.   G= 65° 53’ O.   m= 120   B= 754   T= 8°
    Déjeuner – Julienne – Morue aux oignons – Pieds de porc – Pâté.
    Dîner - Soupe – Haricots – Macaronis moisis.

 
- Jeudi 27 août – Mer calme pendant la nuit. Le mauvais temps reprend dans la matinée. Il faut serrer les perroquets fixes. Selon une bonne habitude, je néglige encore de prendre mon ciré, aussi suis-je complètement trempé au bout de quelques instants. Mes bottes sont envahies. Malgré tout, je continue à hâler et embraquer les manœuvres. Au hâle bas du grand foc, nous étions tous sur le gaillard, où nous attrapons inévitablement un bain général, l’étrave s’enfonçant dans une lame, à chaque coup de tangage. Quel sale temps, et combien désagréable ! Et pourtant, nous sommes à la même latitude que Châteauroux, mais dans l’hémisphère sud.
    L= 47° 57’ S.   G= 65° 49’ O   B= 747   T= 6°
    Déjeuner – Julienne – Lard frais au cari – Bœuf en rata.
    Dîner – Soupe – Haricots – Jambon frit.

- Dimanche 28 août – Hier soir, le vent saute au SSO amenant le calme. Un courant NO nous porte sur les Malouines. Dans la nuit, la neige fait son apparition. Elle tombe pendant plus d’une demie heure, et forme une sorte de verglas sur le pont.
    Au carré, nous avons tellement froid, que le second réclame du feu au Capitaine. Aussitôt, l’unique cheminée du salon est allumée, mais de douceur point, car le charbon de Cardiff n’en donne pas, il est pour des chaudières.
    Vers 3 h, le vent fraîchit, la mer redevient mauvaise, et nous sommes obligés de serrer une partie des voiles. Le Capitaine fait mettre presque en cape. Malgré la dérive, la route est assez bonne, mais ce ne sera pas pour longtemps.
    L= 48° 39’ S.   G= 65° 43’ O.   m= 60.   B= 755.  T= 5°.
    Déjeuner – Julienne – Morue aux oignons – Tripes aux haricots.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Harengs saurs – Dîner merveilleux ??

- Samedi 29 août – Plusieurs grains de grêle et de neige, dont l’un s’est abattu en trombe, ont calmé le vent qui venait du sud et nous poussait sur les Malouines, dont nous ne sommes qu’à une centaine de milles.
    Nous virons de bord, toujours par un froid de plus en plus fort, et le vent qui se charge de nous contrarier, hâle O et SO, pour nous empêcher de reprendre la route tracée.
    Si çà commence déjà, qu’est-ce que cela sera au Cap.  Allons nous être obligés de descendre par 62 ou 65° ? Lorsqu’on commence à s’endormir, le mauvais temps va jusqu’à troubler notre sommeil. Un violent coup de roulis nous fait revenir à la réalité.
    L= 50° 03’ S.   G= 64° 27’ O.  B= 762.   T= 6°    m= 100
    Déjeuner  - Potage – Andouilles aux oignons frits – Lard frais au riz.
    Dîner – Soupe – Haricots – Saucisses.

- Dimanche 30 août – Et la neige tombait toujours ! Tout est blanc sur le pont et sur la dunette. Le vent hâle NO et nous virons de bord. Pourrons nous descendre cette fois ? – Non ! Car aussitôt que les brises deviennent favorables,  elles tombent, et voila le calme. Comme c’est agréable ! Et la neige qui ne s’arrête pas. Le second fait larguer toutes les voiles, c’est pour le roi de Prusse ! Les matelots grognent de voir un tel temps par ici, ce n’est pas ordinaire disent-ils tous. Pour moi, cela m’est complètement égal ce temps, pourvu que nous arrivions à Frisco avant décembre. Le second n’a qu’une crainte, une crainte ambitieuse, si je peux m’exprimer ainsi, c’est que le « Cornil-Bart », 3 mâts frère du Mac Mahon, commandé par un de ses amis, arrive à Frisco avant nous, qui l’avions laissé à Cardiff.

- Lundi 31 août -  Hier matin, je n’ai pu continuer mon journal, le Capitaine appelant pour l’apéritif. Après le déjeuner virement de bord, et à 2h, sans que rien ne le laisse prévoir, un coup de vent de SO s’est amené subito-presto ! Il faut serrer la grand-voile, nous montons chacun à notre poste, mais impossible de travailler, car une trombe de neige s’abat aussitôt sur nous, qui sommes obligés de rester sur la vergue, sans bouger, les mains aux filières, ensevelis sous une épaisse couche blanche. Enfin, pendant une accalmie, nous serrons la voile. Le résultat de ce mauvais temps, était que nous étions sept à avoir un membre gelé. Pour ma part, j’avais la main gauche complètement inerte et enflée. Le Capitaine me l’a frictionnée vigoureusement, après-demain, ce sera disparu je pense. C’est un petit accident assez commun dans ces parages.
    Aujourd’hui, la tempête continue avec la même intensité que celle de La Plata et le froid en plus. Heureusement que je n’ai pas le mal de mer, mon estomac est tout à fait habitué maintenant. Pendant mon quart de minuit à quatre, je m’étais fait attacher sur la dunette, et là, emmitouflé dans mon pardessus,  je subis une dizaine de grains de grésil qui n’étaient pas très intéressants. La mer embarquant à chaque lame, la neige couvrait la dunette, et dans le roufle, plus de feu.
    Dans la matinée au changement de quart, deux hommes sont emportés par un paquet. L’un est précipité sur le brise-lames du grand panneau, et s’en tire sans mal. L’autre va tomber la tête la première sur une drôme, après un saut de plus de huit mètres. Il a la tête endommagée, les côtes en capilotade, et l’on craint une cuisse brisée. C’est le lieutenant, toujours le premier au danger qui se précipite pour le sauver. Après bien des efforts, il réussit à le tirer de l’endroit où il était engagé. Quant à moi, j’ai un trop bon souvenir de mon incident de La Plata, pour recommencer.
    Vers une heure, la cuisine est envahie pendant que le mousse en ouvrait la porte. Le coq était à faire cuire son pain. Jugez du coup d’œil : des pains, de la farine, le pétrin, les caisses à eau et à charbon, nageant pêle-mêle dans l’eau qui inondait à hauteur du fourneau. Dès 9 h, n’étant pas de quart, j’en profite pour écrire ces quelques lignes au brouillon. Le roulis est si fort, que je suis obligé de m’installer sur mon lit.
    Point et menus du Dimanche : L= 50° S.   G= 65° 46’ O.   B= 760.   T= 2°.   M= 70.
    Déjeuner – Apéritif – saucisson – Poule au cari – Saumon à la vinaigrette.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Rata de bœuf – Beurre.

    Lundi : L= 50° 29’ S.   G= 64° 32’ O.   B= 767.  T= 4°,   m= 45.
    Déjeuner – Julienne – Morue frite – Salé frais au riz.
    Dîner – Soupe – Haricots –Macaronis – Beurre.


- Mardi 1er septembre – Cette nuit, le vent hâlant NO, le second a voulu virer de bord, mais le roulis était si prononcé, qu’en manœuvrant, les bras des vergues de misaine ont eu raison de nous. Si nous n’avions pas lâché, les mains auraient été complètement emportées. Nous nous en sommes tous tirés avec quelques égratignures, et je dois au bandeau qui entoure ma main, heureusement presque guérie, de n’avoir rien attrapé. Les tribordais viennent à notre aide, car les vergues tournant de bâbord à tribord, auraient mis en peu de temps, le phare à bas.
    La mer est toujours très démontée depuis cinq jours que nous sommes à louvoyer devant le canal des Malouines. Le Capitaine et le second qui en sont à leur 7 ou 8ème voyage, n’ont jamais vu ce temps dans ces parages réputés assez bons, par rapport au Cap dont nous ne sommes qu’à 300 milles. Moi qui comptais sur une traversée remarquable et arriver à Frisco au commencement de Novembre, je me vois déçu, et obligé de repousser mon espoir de plus de 20 jours, pourvu que nous passions le Cap sans difficultés, et point de calme dans le Pacifique.
   Vers midi, brise N à NE, puis elle hâle SE et SO !... Et avec de la pluie. Nous aurons sûrement du verglas cette nuit., ce que ce sera amusant !
    L= 50° 34’ S    G= 67° 08’ O.   B= 742.   T= 5°. 
    Déjeuner – Soupe – Lard frais au riz – Saucisses fraîches.
    Dîner – Bouillon – Haricots – Harengs saurs – Beurre.

- Mercredi 2 septembre – Et encore une tempête avec neige et grêle. 18 h. sur 24, c’est le même temps. De plus, le courant nous pousse au NE quant il faudrait du sud. Ce matin, nous nous trouvons juste au même point qu’hier. Le pont est toujours couvert d’eau dans la journée. Les matelots qui venaient chercher la ration de leur bordée, roulaient avec leur vin et leur portion de lard. Le plat de haricot de notre dîner avait été renversé lui aussi. Mais comme ventre affamé ne recule devant rien, nous l’avons mangé quand même.
    L= 50° 36’ S.   G=  67° 07’ O.   B= 737 – 750   T=3° m= 75
    Déjeuner – Julienne – Salé au riz – Mortadelle –
    Dîner – Soupe Haricots – Sardines.

- Jeudi 3 septembre – Vers 10 h. du soir, le vent mollit un peu, mais nous continuons toujours vers le NE. Au matin, on aperçoit un 3 mâts carré dans le lointain. Il remonte vers l’Europe. Sa vue n’est pas sans nous causer une grande inquiétude, car d’habitude, au retour, les voiliers passent dans l’Est des Malouines. C’est soit lui qui n’a pas pu les doubler et par conséquent a pris le Canal, ou nous qui sommes plus dans l’Est que nous croyons, ce qui proviendrait de nos chronomètres. En conséquence, nous serions par 57 ou 58 de longitude et nous ferait au moins 3 semaines de retard. Plaise à Dieu que ce soit lui qui ait fait fausse route, c’est du reste l’opinion du Capitaine.
    L= 50° 49 S.    G= 65+ 12’ O.   B= 762.   T= 5°   m= 75
    Déjeuner – Apéritif - Julienne – Tripes à la purée de lentilles – Salé.
    Dîner – Soupe – Saucisson – Petits pois – Saucisses fraîches.

- Vendredi 4 septembre – Dans la nuit, le vent est complètement tombé, mais non le roulis. Le temps est assez beau, on en profite pour hisser les perroquets fixes. Voila déjà 8 jours que nous louvoyons sans avancer, ce n’est guère amusant. A 1 h, l’homme de barre aperçoit la voilure d’un navire qui semble se diriger vers nous, par suite, remontant le Canal. Nos suppositions de la veille seraient-elles vraies ? Heureusement, vers 2 h ½ nous le voyons virer de bord. La brise prenant d’O, nous l’imitons, et faisons route de conserve vers le S, sans arrière pensées cette fois.
    Le Capitaine disait : « Les pilotins sont la cause des tempêtes que nous essuyons ! »… Mais moi, j’étais persuadé que bientôt nous aurions une brise favorable, car Ste Anne et N.Dame de toute aide, n’abandonnent jamais ceux qui ont confiance en elles.
    L= 50° 32’ S   G= 65° 46’ O.   B= 773   T= 4°   m= 40’
    Déjeuner – Bouillon – Morue gâtée frite è Lard au cari.
    Dîner – Soupe – Haricots – Macaronis – Beurre.

- Samedi 5 septembre – Pendant la nuit, notre vitesse a été en progression jusqu’à 8 nœuds, chiffre auquel elle se maintient. La lune nous éclairant tout le temps, a permis de faire des calculs. Dans la journée, on brasse carré pour vent arrière. Le temps est splendide, et le loch indique 10 n. Nous pensons être la nuit prochaine à l’île des Etats. Le Capitaine fait prendre les précautions nécessaires.
    L= 52° 37’ S.   G= 66° 33’ O.  B= 777   T= 4°   m= 135
    Déjeuner – Julienne – maquereaux à la vinaigrette – Tripes à la purée de lentilles.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Salé.

- Dimanche 6 septembre – A 8h. du soir, nous étions à 30 milles de la côte des Etats. Nous avons diminué notre vitesse afin d’attendre le jour pour doubler le Cap Saint Jean. Toute la nuit, il a fallu manœuvrer pour louvoyer au large. Dan une manœuvre, je me suis même fâché avec le second et j’ai attrapé ma première punition à bord. Il me reprochait de ne rien faire pendant un travail à l’écoute du foc d’artimon. Je lui répondis qu’au contraire,  je faisais mon possible, et travaillais selon mes forces ! J’ajoutai que s’il n’était pas content, il n’avait qu’à le faire à ma place. Sur ce, il me menaça de m’envoyer sa botte quelque part. (Il s’exprima un peu moins poliment !) Alors, j’ai tout lâché et suis allé me plaindre au Capitaine qui en grosse moule qu’il est n’osa rien dire. Aussi, j’attrapai deux heures de peloton à faire sur le petit roufle avec une barre d’anspect, de minuit à 2h.) Je m’y suis morfondu car le froid était très vif, et j’avais à peine 10 mètres carrés, pour marcher.
    Ce matin, à cinq heures, on signale la montagne de l’île. A neuf heures, nous en sommes à peine à 2 milles et demi. Jusqu’à trois heures, nous longeons une côte superbe et pittoresque. Figurez-vous, une chaîne de montagnes de 30 milles de long, sur 3 de large, de gros sommets tout déchiquetés, vallons, flèches, couverts de neige, excepté à la base, où il y a une quinzaine de criques, appelés « ports » où poussent le céleri sauvage, et quelques arbustes. La population se compose d’oies sauvages, pingouins, et veaux de mer. Il y a en plus, 25 soldats et un gardien de phare. Ils sont placés à Port Cook par la République Argentine. C’est un poste pour naufragés visité tous les deux mois, car les naufrages sont fréquents dans les parages.

Depuis 9h, la terre nous arrête la brise. A 11 h, nous sommes à la pointe du Cap Saint Jean, mais il faut la doubler bien Est, à cause du ressac. Un voilier au loin dans les parages de la brise nous brûle la politesse. Vers 3h, le courant nous pousse dans l’O, et nous reculons en longeant la côte. Bien heureux, qu’il nous y jette pas, car on ne pourrait y résister sans lutte.  Sur le soir, le vent vient du NE. Si le Capitaine ne s’était pas entêté à vouloir doubler l’île de jour, nous n’aurions pas louvoyé la nuit dernière, et serions maintenant de l’autre côté de la pointe, filant vers le Cap Horn, car ici, il faut profiter des moindres vents favorables, et on ne peut demander mieux que celui-là, surtout qu’il n’occasionne pas de grosse mer.
    Le Capitaine avait passé la nuit dernière sur la dunette, aussi il se coucha avnt dîner. Mais quand le chat n’y est pas, les souris dansent, le second nous a composé un joli petit menu. Au moins avec lui, les conserves ne se gâtent pas.
    L= 59° 34’ S.   G= 66° 05’ O.   m=170.   T= 10°.   B= 769.
    Déjeuner – Apéritif – Julienne – Saucisson – Poule au cari – Rata de bœuf.
    Dîner – Soupe – Haricots – Homard à la vinaigrette – Cèpes sautés à l’ail –     Beurre – Pruneaux cuits.
   


- Lundi 7 septembre – Jusque vers 2h. dans la nuit, nous avons louvoyé sous le feu du phare de Port Cook. A 4h, nous croyions l’avoir dépassé lorsqu’il est de nouveau signalé. Le courant est plus fort que la brise et nous fait culer. Dire que sans l’obstination du Capitaine, nous serions déjà au Cap Horn dont 150 milles nous séparent, l’affaire d’une vingtaine d’heures avec des bons vents que maintenant nous n’aurons peut-être pas, car un brouillard épais couvre la mer, et la brise hâle vers le NO. Impossible de faire le point ou des relèvements, quand nous en avons si besoin. Dans la journée, le vent tombe, et la mer est calme pour ces parages, c'est-à-dire peu houleuse.
    L= 55° 20’ S.   G= 65° 28’ O.   m= 80.   B= 762.   T= 2°
    Déjeuner – Julienne – Lard frais au riz – Saucisses de Mayence.
    Dîner – Soupe – Haricots – Harengs saurs – Beurre.

- Mardi 8 septembre – Le brouillard continue, mais Ô miracle, la brise s’est levée du NE, et nous avons doublé le Cap lui-même ! C’était avec des « Hourrah ! » que les matelots manœuvraient. Jamais… et pourtant tous ont fréquenté ces contrées… ils n’ont eu les bons vents donner si franchement. Le Capitaine en est complètement renversé, de même que le bossman qui lors de son dernier voyage y est resté cinquante deux jours. Et peut-être qu’un navire qui se traîne à dix milles de nous a des vents contraires !
    Nous filons à une vitesse de 10 nœuds vers OSO au sud de l' île Diego Ramirez. Malgré tout, nous ne sommes pas encore sauvés, car la région la plus mauvaise, s’étend jusqu’à 82° de longitude (Le Cap n’est qu’à 70°). Il faut compter encore trois jours. En consultant les renseignements sur les mers du sud, je constate que c’est pendant l’hiver que peuvent arriver les vents d’Est, mais sur cent jours ils soufflent peut-être vingt quatre heures.
    La nuit dernière, j’ai pu voir de véritables baleines australes. Il y en avait trois près du bord, d’une longueur de 15 mètres. Elles lançaient de l’eau en énorme quantité à 5 ou 6 mètres de hauteur.
    L= 56° 27’ S.   G= 67° 36’ O.   B= 754   T= 5°.   M= 100
    Déjeuner – Julienne – Lard frais – Langue de mouton sauce piquante.
    Dîner – Soupe haricots – Macaronis.

- Mercredi 9 septembre – Vers minuit, nous avons passé le méridien de longitude du Cap. Nous sommes un peu trop au sud, dans la région des glaces, gare aux icebergs et banquises, aussi la garde (veille) au bossoir est très sérieuse. Dans la matinée, la mer grossit, et la brise hâle ONO. Si elle va à O, nous sommes fichus car on aura tempête. Nous serons en cape et rétrograderons… adieu beaux rêves ! Vers 10h. nous rentrons dans les limites conventionnelles de l’Atlantique et du Pacifique, en même temps qu’un grand voilier surgit du brouillard, à peine à un mille de nous. Ses voiles grises sous le petit jour gris, le font ressembler avec ses hautes vergues, à quelque vaisseau fantôme ou de légende. Il est en fuite sur ses basses voiles et perroquets. Il vient droit sur notre travers. Deux minutes d’émotion qui nous paraissent un siècle. L’image de la collision de « La Bourgogne » et du «Cromarthyshire » me passe à l’esprit. Enfin, il change sa route, ce que nous ne pouvons faire étant au plus près tribord amures. Il passe à trois encablures. « Hurrah !...Hurrah !... Vive la France ! » La couleur de sa coque nous indique la construction des chantiers de la Loire. Il nous montre les pavillons KFNP, c’est le « Marie Mollinos » des Voiliers Parisiens. Parti du Havre depuis 18 mois, il a fait Frisco – Le Cap – L’Australie – et revient de Frisco. Le Capitaine nous demande à quel sémaphore nous voulons être signalés, mais nous ne pouvons interpréter cette dernière phrase, que lorsqu’il est déjà loin, et nous ne pouvons répondre. Nous saluons, il disparaît. En dix minutes à peine, nous l’avions aperçu, signalé et perdu de vue ! Dans la soirée, le vent se maintient.
    L= 57° 41’ S.    G= 71° 27’ O.   B= 756.   T= 2°   m= 165
    Déjeuner – Soupe – Tripes à la purée de lentilles – Saucisses frites.
    Dîner – Soupe petits pois – Jambon frit.

- Jeudi 10 septembre - En passant le méridien de l’île Diégo, nous pénétrons dans le Pacifique, et encore avec les perroquets fixes et la grand-voile dessus, cela vous paraît étrange, lecteurs ignorants du langage du Père Horn ! Et bien, je vais vous l’expliquer. Lorsqu’on parle ainsi d’un voilier au Cap, cela veut dire qu’il l’a passé en quelques jours, presque sans danger, avec des vents tant soi peu favorables. Ceux-là sont rares.
    Dans la matinée, la brise descend NNO. Le Capitaine fait changer la route pour remonter un peu ONO. La mer devient un peu mauvaise, et occasionne quelques milles de dérive, mais nous avançons toujours.
    Arriver par G= 75° et L= 59° S. (Un peu trop sud, car il ne fait pas chaud) avec 77 jours de mer, et avoir perdu une bonne semaine aux Malouines, c’est un joli voyage quand les 9/10ème des voiliers mettent près de 96 jours pour y arriver, sans compter qu’ils y restent  2 semaines à 3 mois. Le contentement nous fait oublier les fatigues de trois semaines de tempête, mais j’ai bien peur que nous soyons attrapés plus loin, et plus tôt que l’on s’y attend.
    L= 58° 31’ S.   G= 74° 15’O.   B= 746.   T+ 2°    m= 130.
    Déjeuner – Soupe – Saumon à la vinaigrette – Lard frais.
    Dîner – Bouillon – Haricots – Harengs – Pommes au vin.

- Vendredi 11 septembre – Dans la nuit, à notre grande stupéfaction, le baromètre baisse brusquement de 766 à 730 mm Le vent saute ONO amenant du gros temps. En prévision d’un mauvais coup, nous nous apprêtons à mettre en cape. Heureusement que ce ne fut que la queue d’une tempête. Si nous avions été plus nord, il nous aurait peut-être fallu mette en fuite. Mais vers 1 h dans la journée, cela recommence de plus belle. En cinq sec, les huniers volants sont serrés, un ris est pris dans la misaine. Jamais notre voilure n’avait été aussi réduite, nous sommes en cape presque sèche.
    La tempête n’a pas duré longtemps, mais jamais elle n’avait été si mauvaise. Le pont constamment rempli d’eau, et la plupart des manœuvres emportées. Depuis 3 semaines, j’en ai tant vu que je ne sais pas comment en parler, cela aura plus de charme pour vous, de l’entendre de vive voix.
    Nous sommes presque par 60° de latitude et l’eau n’est guère chaude. Pourtant, avec toutes les douches que nous recevons en manoeuvrant, il n’y a qu’un malade : mon ami Levrier.
    L= 59° 04’ S.   G= 77° 30’ O    B= 726   T=2°   m= 105
    Déjeuner – Tripes aux haricots – Rata de bœuf.
    Dîner – Soupe aux petits pois – Petits pois – Macaronis – Beurre.

- Samedi 12 septembre – La brise passe SSO avec beau temps. Nous pensions en profiter pour faire du chemin nord, mais elle mollit et il y a presque calme. Toutes voiles dessus. Je pense que dans une vingtaine de jours nous serons à Frisco, puis dans neuf mois en France, à moins que l’on nous envoie au Cap ou en Australie.
    L= 58° 58’ S   G= 78° 54’ O.    B= 722   T= 1°   m= 65
    Déjeuner – Fraise de veau à la vinaigrette – Cervelas.
    Dîner – Soupe – Haricots – Sardines.

- Dimanche 13 septembre – Nous filons vers le nord avec des vents O, ce qui n’est pas très favorable, il serait préférable de faire route au NO pour gagner en longitude. Mais faute de mieux, il faut nous contenter de ce que nous avons. La mer est assez mauvaise, et à chaque instant nous recevons des grains de neige. La matinée d’aujourd’hui, a été une des plus froides que nous ayons eu. Il a fallu répandre du sable sur la dunette à cause du grésil, et lorsque nous avons voulu laver, l’eau gelait dans les seaux.
    L= 57° 08’ S.   G= 79° 48 O.   B= 738.   T= 1°.
    Déjeuner – Apéritif – Saucisson – Poule au cari – Rata de bœuf – Cassis.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Jambon frit – Pommes confites.

 - Lundi 14 septembre – La brise a encore refusé cette nuit et nous a forcé à virer de bord. La route est S. avec mer un peu plus calme, mais toujours des grains de neige.
    L= 56° 25’ S.   G= 80° 25’ O.    B= 746.   T= 0°.    M » 70.
    Déjeuner – Julienne – Anchois à la vinaigrette – Tripes à la purée de lentilles.
    Dîner – Soupe – Haricots – Harengs saurs !

- Mardi 15 septembre – En 24 heures, le vent a tourné de 470°, passant par toutes les positions, et n’y restant pas plus d’une heure. Aussi, faut-il être toujours prêts à manœuvrer dans la neige, ce qui n’est guère amusant. Au matin, nous sommes encore vent debout. Nous allons passer là encore une huitaine, voila ce que c’est de se réjouir trop tôt. Nous avons payé l’entrée de la région du Cap, payons la sortie maintenant !
    L= 55° 08’ S.   G= 85° 36’ O.   B= 741.    T= 2°.   M=103
    Déjeuner – Thon aux oignons et à la vinaigrette – Fraises de veau.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Macaronis moisis à la sauce tomate.

- Mercredi 16 septembre – Toujours le même temps, mer mauvaise. On a été obligés de serrer les perroquets volants. Dans la journée, le soleil se montre un peu, nous nous réchauffons avec ses rayons dont nous sommes privés depuis une quinzaine. La mort d’un second cochon a diminué la population du bord. La pauvre bête a été tuée avec le même cérémonial que son frère.
    L= 55° 26’ S.   G= 81° 44’ O.    B= 745    T= 2°     m= 100.


- Jeudi 17 septembre – Cette nuit, nous virons de bord pour ne pas être poussés à la côte du Chili. Vers 10h. du matin, les vents hâlent SO, aussi nous re-virons de bord le cœur joyeux. Cette fois en chantant « C’est pour Frisco ». Malheureusement, la joie n’est pas longue, le calme se déclare dans la soirée, et avec le calme, une mer des plus dangereuses. Un apprenti comme moi ne se doute jamais des dangers que l’on peut courir, ainsi dans la nuit, je m’amuse de voir l’eau envahissant le navire. C’étaient des lames énormes et longues. Le manque de vent empêchait les paquets et les embruns, aussi avions nous un roulis qui donnait des angles de 35 à 40°. Aussitôt qu’une lame nous penchait, la suivante passait par-dessus bord ras les bastingages, et cette énorme masse d’eau emportait tout ce qui n’était pas solidement fixé. Nous sommes restés une heure et demie pour manoeuvrer le bras de misaine. A chaque coup de roulis, c’était un sauve qui peut général. Le second m’expliqua le lendemain qu’un temps comme cela, est beaucoup plus dangereux qu’une tempête. En effet, le poids de la mâture et des vergues risque de tout abattre. Si un mât cassait, le navire est perdu. Aussi me dit-il, je fais visiter tous les ridoirs des haubans et galhaubans. Tous avaient été complètement dilatés, aucun abîmé. Cela prouve que le Mac Mahon est un navire hors ligne, si il pêche par de forts roulis, en revanche, il est d’une construction irréprochable. Beaucoup de navires auraient déjà eu des tôles enfoncées ou de graves avaries. Nous, rien de tout cela, pas même une goutte d’eau dans la cale. Il est vrai qu’il a été construit à Saint-Nazaire, car de tous ceux qui sont sortis en 1898 des chantiers de la Loire, bien peu restent debout, ce fut une année fatale, bien due à la faute des ingénieurs.
    Le 4 mâts « Felix Faure » par un temps pareil a eu dans un virement de bord au Cap, 16 hommes emportés par une lame qui partant de l’arrière, a balayé tout le navire. Le second, le lieutenant, 2 pilotins, et 12 hommes. Il en restait 6 avec le Capitaine, aussi a-t-il mis près de 299 jours pour se rendre à Sydney, ayant fait le reste de la traversée avec uniquement ses huniers. Le « Dupleix », sa mâture en bas – Le « Normandie » se jette à la côte de Ste Hélène, comme le « Rogatien » au Cap. Le « Chanarlg » fait naufrage dans le golfe de Gascogne, le « Du-Couédic » dans le Pacifique, et « Olivier Clisson » à New-York. Le reste fait des traversées d’Europe à Frisco en plus de 180 jours, ce qui est même arrivé une fois au « Mac Mahon ».
    Quant à nous, pourvu que nous ne soyons pas dans ces parages dans cinq jours à l’équinoxe, c’est tout ce que je demande, car il y aura sûrement un sacré coup de torchon !
    L= 52° 47’ S.   G= 87° 56’ O    B= 757.   T= 3°   m= 100
    Déjeuner – Apéritif – Bouillon – Pâté de cochon – Côtelettes –
    Dîner – Soupe- Petits pois – Gigot de porc – Poires tapées.

- Vendredi 18 septembre – Vent debout, mauvaise mer.
    L= 52° 23 S.   G= 87 O.   B= 759   T= 3°   m= 25
    Déjeuner – Soupe grasse – Os de tête de porc en vinaigrette – Côtelettes et rognons
    Dîner – Soupe grasse – Os de tête de porc à la vinaigrette – Rôti

- Samedi 19 septembre – Toujours le même temps, ce que c’est rasoir !
    L= 51° 11’ S.   G= 81° 42’ O.   B= 756.   T= 3°   m= 80
    Déjeuner – Julienne – Pâté de tête – Rôti
    Dîner -  Bouillon 
   (Bis repetita placent ?? Ce n’est pas toujours vrai !)

- Dimanche 20 septembre – Même temps.
    L= 52 S.   G= 82° 28’ O.   B= 750   m= 75
    Déjeuner – Apéritif – Soupe grasse - Saucisson - Poule au cari – Rata –
    Dîner – Soupe – Petits pois – Pâté de cochon – Confiture –

- Lundi 21 septembre – Cette nuit, le mauvais temps est revenu. A 11h, un formidable coup de vent nous a assailli. L’effet est épouvantable. La draille de faux foc (câble d’acier) est arrachée, la voile emportée. Nous passons trois heures sur les huniers volants. Pour les serrer. Toute la nuit nous sommes debout. Au matin, nous voulons désembrouiller les manœuvres qui roulent de tous les côtés : impossible, les paquets embarquent. Avec 3 hommes, nous sommes surpris au milieu du pont, c’est tout juste si nous avons eu le temps de nous accrocher aux filières de roulis, où nous restons de 5 à 8h.sans pouvoir démarrer. Le second et les autres matelots, ne peuvent pas arriver à notre secours. De notre côté, nous ne pouvons rien faire non plus. Nous sommes couchés sur un câble gros comme le poing, soutenus seulement par nos mains et nos pieds, avec le pont couvert d’eau en dessous, et les paquets qui nous arrosent toutes les cinq minutes. Voila le tableau ! Nous pouvons nous sauver enfin, une minute après, nous n’y pensons plus, et lorsqu’on en parle, c’est en riant ! Voila la vie de matelot !
    Dans la soirée, le Capitaine veut nous faire hisser la vergue du grand hunier. Nous restons une heure et demie au cabestan avec de l’eau jusqu’à la poitrine, et un roulis formidable. S’il avait fait soleil, quelle jolie photographie ! Pendant que nous exécutions, les tribordais pêchent les mallamocks. Le soir à 8h., je suis bien content de pouvoir me coucher, je suis debout depuis dimanche matin 8h.
    L=  51° 15’ N.   G= 81° 42’ O.    B= 754.    T= 8°    m= 75
    Déjeuner – Soupe – Lard frais – Saumon à la vinaigrette –
    Dîner – Bouillon – Haricots – Harengs – Beurre.

- Mardi 22 septembre – Pour la Saint Maurice, toujours le même temps, brise variable, mer très mauvaise. Virer et revirer de bord, pas moyen d’avoir une journée tranquille.
    L= 52° 27’ S.   G= 82° 25’ O.    B= 735.   T= 9°    m= 40
    Déjeuner – Julienne – Lard frais – Maquereaux au vin blanc –
    Dîner – Soupe – Petits pois – Jambon frit

- Mercredi 23 septembre – Il me faut écrire encore une fois : mauvais temps, vents contraires. Encore une semaine comme cela et nous sommes sur le flanc. Trois ou quatre sont déjà au lit, sans compter ceux qui devraient y rester et qui se lèvent pour travailler. Le second maître a un commencement de pleurésie. Le tafia et l’espoir d’une bonne brise attendue à chaque instant, seuls nous soutiennent. La joie d’il y a dix jours est loin. Plus de chants, plus de bavardages, à chaque instant on entend dire : «  Je suis foutu, préparez mon sac et mon boulet (cercueil du bord) ! Où est le vent ? Quel cap faisons-nous ? » Le tout accompagné de jurons. Certains ont même failli se révolter ! Le lieutenant pour baptiser le tafia a mis de l’eau de mer. Aussi s’en est-il entendu dire, surtout qu’il est détesté des matelots ! Seul des pilotins, je suis debout. Levrier est au lit depuis deux semaines, le pilotin marseillais y est resté lui aussi depuis quelques jours. C’est grâce à la soupe, à la kola, et au tafia que je me soutiens. Aussitôt que je suis mouillé, je me change, et quand je peux me coucher, je le fais subito presto. Bientôt je n’aurai rien à me mettre, tous mes effets sont mouillés et ne sèchent pas.
    L= 50° 44’ S.   G= 84° 03’ O.   B= 740.   T= 1°    m= 76

- Jeudi 24 septembre – ENFIN !! Jour béni. Dans la nuit, réédition complète du 17, mais au matin, le vent saute au SO. Je préviens aussitôt le Capitaine qui me répond : « Aujourd’hui, c’est quitte ou double, voilà le coup de tampon de l’équinoxe ! » A 5h, nous mettons grand largue, et nous nous préparons. A 6h,  nous sommes en fuite complète et la mer se déchaîne. Quel joli spectacle ! Des lames hautes comme des maisons, des vallonnements profonds, dans lesquels nous sommes comme une coque de noix. A chaque instant, nous pouvons être engloutis. Jamais je n’ai rien vu d’aussi beau ! Une mer comme peu la désirent, mais qui me transporte moi. J’oublie tout danger, et je reste aux bastingages d’arrière, rêvant sous les embruns, ayant de l’eau tantôt jusqu’à l’estomac, tantôt plus de 20 mètres de vide sous mes pieds, lorsqu’une lame nous soulève. Et je pense que cette tempête qui n’arrive qu’une fois par an, fait couler bien des larmes sur la côte bretonne, où elle jette en un jour, plus de barques de pêcheurs, que toute l’année. Ah, j’oublie vite les jours passés ! Celui-là est plus mauvais, mais nous filons 10 ½  nœuds, puis 12, puis 15 vers le nord ! Nous n’avons que les huniers, les mâts plient, la coque vibre sous les formidables secousses, toutes les ouvertures du navire sont condamnées, et le second reste aux aguets sur le petit roufle pendant toute la journée, attendant à chaque minute de voir une voile emportée.
    L= 49° 05’ S.    G= 84°  03’ O.   B= 748.   T= 3°.   M = 120
    Déjeuner – Julienne – Lard frais – Rata –
    Dîner – Soupe – Haricots – Sardines –

- Lundi 28 septembre – Nous sommes restés en fuite jusqu’à vendredi soir ! 300 milles parcourus en 28 heures de 52° à 46° Pendant 3 jours, je n’ai pu écrire mon journal. Samedi, il a fallu tout remettre en ordre, remplacer tout ce qui avait été enlevé.
    La brise est remontée O, et nous fait changer un peu la route.  Lorsque nous passons à la latitude d’Alger, la brume qui nous enveloppe, occasionne du froid. Et dire qua dans une quinzaine nous nous mettrons presque nus à l’équateur !
    Sur le chapitre gastronomique : Lard, cochon – Cochon, lard ! Heureusement qu’il est frais, car que deviendrions-nous ? Les petits pois sont très mauvais,  ceux en conserves, nous n’en connaissons pas le goût. Les haricots se laissent manger, mais nous engraissent comme tout. Les poules sont finies. Pour les conserves, nous en avons une provision insensée, et bien si le Capitaine en donne, ce ne sont que des poissons qu’il faut manger à l’huile et au vinaigre, ainsi avons-nous de jolis estomacs ! Seuls les oignons se sont bien conservés, et comme il y en a beaucoup, nous en mettons dans tous les plats. Hier dimanche, dans ma journée, j’ai mangé ma dernière cuisse de poule et des poires tapées. Pour un jour que l’on considère à bord, c’est plutôt maigre, surtout lorsqu’on travaille toute la soirée. Sachant le menu d’avance, j’avais pris un pernod double.
    Dans la nuit de dimanche à lundi, aperçu un quatre mâts courant vers Valparaiso.
    Déjeuner – Soupe – Lard – Homard à la vinaigrette-
    Dîner – Soupe – Haricots – Sardine
(Une pour chacun, comme tout le temps)

Point du
Vendredi :  L= 46° 15’ S.   G= 86° 21’ O.   T= 4°   B= 745   m= 200
  Samedi  : L= 45° 21’ S.   G= 84° 54’ O.   T= 4°   B= 750   m=  90
  Dimanche : L= 42° 58’ S.   G= 85° 39’ O.   T= 5°   B= 760   m= 155
  Lundi     :  L= 40° 56’ S.   G= 85° 14’ O.   T= 10°  B= 766  m= 125

 

 

 

- Mardi 29 septembre – Toujours brise d’O. Mer assez belle, temps couvert. Nous mettons toutes les voiles dessus, car nous croyons être parés des mauvais temps.
    L= 38° 37’ S.   G= 84° 42’ O.   B= 766   T= 12°   m= 145.
    Déjeuner – Julienne – Pieds de porc à la vinaigrette – Rata au riz.
    Dîner – Soupe – Petits pois – Harengs

- Mercredi 30 septembre – Un fort brouillard nous enveloppe, et pourtant nous ne sommes qu’à 800 milles des tropiques. Au matin, nous recommençons à tendre nos lignes arrière. Cinq minutes après, un superbe Thazar s’y est pris. Dans la soirée, commencement de la toilette du navire, pour épater les bourgeois et bourgeoises de Frisco, car nous pensons voir ce pays de l’or et du blé dans une cinquantaine de jours.
    L= 36° 15’ S.   G= 85° 24’ O.   B= 768.   m= 130   T= 13°
    Déjeuner – Julienne – Tripes aux lentilles – Rata
    Dîner – Soupe – Petits pois – Jambon 

 

   

Hervé Cozanet 28/08/08

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