Passager au Long Cours
François Gerboin

Chapitre 3 :

Le Havre - Fort de France
à bord du "FORT DESAIX"

J'étais reparti des Antilles en cargo à l'âge de 13 ans et ce sera donc le "cargo-club", à Paris, qui me donnera l'idée d'un pélerinage retour, 28 ans plus tard, sur l'un des fameux "bananiers" de la CGM .
Mais si la Compagnie Générale Maritime utilise toujours le stock de billets de l'ex-glorieuse Compagnie Générale Transatlantique (la "Transat"), en ce mois de mars 1995, elle n'en a plus la même aura et ses élégants cargos-bananiers classiques se sont mis à l'ère du conteneur, en troquant leur couleur blanche traditionnelle sur la ligne des Antilles par une une coque noire (couleur plus économique) : 4 imposants portes-conteneurs réfrigérés-PCRP (le P signifiant polyvalent..car au départ de France ce n'est bien sûr pas de la banane), dont mon "Fort Desaix", construit en 1980, long de 214,85 m et large de 31 m, filant 21 noeuds poussé par un moteur Sulzer de 33 000 CV.

C'est le choix le plus immédiat pour un Français qui veut voyager sur un cargo français, ces navires prennant encore, traditionnellement, quelques passagers (12 maximum, absence de médecin à bord oblige, ce qui est encore beaucoup aujourd'hui).

Au programme, une dizaine de jours de navigation vers la Martinique (2ème destination du navire: la Guadeloupe), avec pour seule escale Montoir, près de St Nazaire. Essentiellement de la mer donc (parfait pour se reposer), mais une destination à la fois dépaysante et non déboussolante, car en départements français d'outre-mer. Prise en charge CGM dès la gare du Havre par deux monospaces + remorque, avec la dizaine d'autres passagers; je découvre, dans ce port tentaculaire, un navire certes impressionnant, mais à la coque d'apparence passablement rouillée (ou tout au moins à la peinture fatiguée); mais c'est surtout la hauteur du château et l'immense cheminée qui captent mon attention.
 

Le tour des installations intérieures confirmera ma déception initiale: plus aucun charme, décoration inexistante, traces de suie non seulement sur les tapis de coursives, mais aussi sur la moquette de la cabine, dans laquelle le mobilier fatigué semble provenir des greniers de la Transat...

Pour l'anecdote, à noter que la table de la salle à manger sera recouverte d'une nappe blanche présentant comme motif la célèbre Licorne des Messageries Maritimes : au moins, là, aurai-je l'impression, avec la très bonne cuisine du bord (de tradition dans la Mar Mar..ce qui ne sera pas du tout le cas sur mon petit porte-conteneur allemand "Paaschburg" plus tard) et avec le vin à volonté étiqueté "des chais de la Transat", de perpétuer l'histoire de nos glorieuses compagnies maritimes.
 
  La plateforme d'observation dédiée aux passagers, au-dessus de la timonerie, sera l'endroit idéal pour observer la disposition et la manutention des conteneurs: ici l'on voit les panneaux de cales et là les entrailles de la bête : en tout 1.509 conteneurs EVP (915 en cale et 594 en pontée, avec un système de distribution d'air réfrigéré en cale au moyen de gaines).
A l'arrière le Fort Desaix ne prend pas de conteneurs (à la différence des Fort Royal et Fort Fleur d'épée), ce qui lui donne cette silhouette particulière pour un porte-conteneurs de cette taille.
Juste derrière la cheminée se trouve une piscine, laquelle ne sera remplie que du côté des Caraïbes, mais ne nous attirera pas vraiment, ainsi placée.
Le port d'attache est "Port aux Français" le pavillon bis national,..et je ne sais pas encore que j'irai, 2 ans plus tard, en cet endroit du bout du monde, puisqu'aux Kerguelen.
Mais, pour l'heure, l'équipage et même les 2 stewards sont encore des Français.

Que faire sur un cargo ? Le passager solitaire recherche avant tout..la tranquillité, et ce ne sont pas les marins qui le dérangeront.
J'en profite pour dire haut et fort que le monde des cargos et des marins ne correspond pas du tout à ce que le cinéma, par exemple, a souvent caricaturé : non les cargos ne sont pas de sordides tas de ferraille (même si de la rouille par-ci, par-là et si les locaux de l'équipage peuvent parfois laisser à désirer), non les marins ne sont pas des brutes patibulaires; ce sont, au contraire des gens qui font un métier dur et dangereux, par tous temps, à toute heure du jour ou de la nuit si nécessaire, bien souvent très éloignés de leurs pays et de leurs familles.

Passager d'un cargo, on est donc contemplatif, observateur et curieux de tout , passant notamment de longs moments sur la passerelle (après avoir demandé la permission et en se faisant le plus discret possible), assistant aux manoeuvres portuaires et de manutention des conteneurs.
Une chose est sûre, on dort très bien sur les portes-conteneurs, en conditions normales de navigation, cela s'entend..et si l'on est du côté opposé au quai, lors des manutentions de nuit.

 
Bonne surprise au 5ème jour de navigation, nous longeons les Açores dans la matinée ce qui est un vrai bonus pour tous (le commandant sortira même son camescope), car c'est très vert,
 
et puis les dauphins sont au rendez-vous. Mais c'est très furtif et difficile à photographier, surtout de cette hauteur qui écrase toute perspective.
Et puis c'est la vraie pleine mer, l'infini à perte de vue, où chacun sera livré à son sort (heureux) de passager, avec pour seule contrainte l'heure des repas.
On ne s'ennuie jamais (et à l'époque je n'avais ni mon ordinateur portable, ni la possibilité de voir des dvd en cabine) et l'on prend même des habitudes : regarder par le sabord, au cas où l'on apercevrait un navire..ou même un poisson volant !
 
Très sportif, en effet, le ballet des exocets, ces poissons ailés surgissant de l'eau, effectuant un vol plané qui peut durer longtemps (au risque d'étouffement ?)..ou capoter rapidement !
 
Flottement et oisiveté vont très bien ensemble ici, notamment sur la plage avant , d'où la perception du navire et de l'environnement est très différente;
on est loin du bruit diffus des machines, après avoir parcouru presque toute la longueur de coque, en passant sous les conteneurs mais sans aucune appréhension, car près de l'extérieur.
Tiens, il y a même des panneaux de cale sans rien dessus : rien à voir avec un navire de la Maersk danoise, connue pour ses records de capacité EVP, dont les mauvaises langues disent qu'ils sont toujours visuellement chargés de piles impressionnantes de conteneurs..mais dont on ne sait pas s'ils sont pleins ou vides !
Ah oui, il y a aussi un autre heureux à bord, qui vient chaque matin sur le solarium..pour son travail : le représentant de Météo-france, qui vien lâcher son ballon -sonde. On n'imagine pas, chaque fois qu'en France on écoute ou regarde le bulletin météo, qu'un météorologue embarqué sur un bananier de la CGM est aussi à l'origine des informations collectées...Mais sans doute cette fonction disparaîtra t-elle ensuite, comme celle des "radios", à cause du progrès.
  Mille après mille, le navire trace bel et bien sa route, filant ses 21 noeuds et l'autre terre française finit par se présenter un beau jour, avec sa chape de nuages.
 

 

Ce n'est pas encore la fin de l'aventure, car toute arrivée maritime est un spectacle attendu, surtout s'il a lieu de jour et par beau temps .
Et la baie de Ford-de France à de quoi séduire le passager qui se prépare déjà à son nouveau rôle de touriste: exotisme et paquebots de croisière constituent le nouveau décor !

  Le navire est à quai, les machines se sont tues, ma soeur et mon beau-frère sont sur le quai..mais, à peine à bord ils me diront : c'est cela ton bateau ?
Quoi ? Qu'est-ce qu'il a mon bateau ? Certes, la coque est quelque peu rouillée, les aménagements du bord sont un peu tristounets et fatigués, mais c'est un bananier de la CGM ! Et qu'est-ce que j'étais bien à bord, passée la première impression, avec une très bonne ambiance il est vrai (grâce à mes deux compagnons de table: deux bons vivants ayant laissé leurs épouses..sur le quai du Havre) !
En le voyant pour la première fois côté mer, c'est vrai quand même qu'il a la coque défraîchie, mais l'apercevant filant au large, le surlendemain, dans ma nouvelle peau de touriste et de terrien...comme je regrette de n'être plus à bord !

EPILOGUE :
Le "Fort Desaix", comme les 3 PCRP de la désormais "CMA CGM" seront modernisés en (?) puis retirés de la ligne des Antilles en 2003, pour être remplacés par 4 nouveaux "Fort", plus courts et pourtant de plus grande capacité, plus standardisés car identiques aux sister-ships déjà présents sur la ligne "tour du monde".
Voici l'un de ces nouveaux bananiers, le "Fort Saint Pierre" pris de mon nouveau bord d'alors, en 2005, à Pointe-à-Pître cette fois, dont vous trouverez de biens meilleures photos sur marine-marchande.net .

Mon Fort Desaix deviendra le "CMA CGM Tage" à ce moment là, sur une nouvelle ligne Europe-Canada en 2004...et sa coque sera repeinte, d'un bleu beaucoup plus clair, pour une seconde vie, avec équipage entièrement roumain semble-t-il...et encore quelques passagers !



Fort Saint Pierre

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