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Souvenirs
au long cours Georges Tanneau |
... LES KROUMEN (suite et fin)
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Les repas, la propreté, les soins |
Les Kroumen prenaient leurs
repas sur le pont, à proximité des grandes marmites où
officiait le cuisinier-riz. Au menu, inlassablement,
du riz et quelques miettes de poisson ou de viande bien faisandée.
La cuisine, très pimentée, était préparée
dans de grands chaudrons chauffés au bois de fardage sur les cargos
classiques, ou dans des "steam" (autocuiseurs alimentés
par des tuyaux amenant de la vapeur) sur les Libertys. Cette alimentation
quotidienne et invariable de riz et de piment entraînait bien des
problèmes intestinaux et il n’était pas rare de voir
les Africains se plaindre de : " Cabinet trop ! " ou de "
Cabinet pas assez ! " Un jour, un cacatois m’a expliqué
qu’ils n’aimaient pas le poisson trop frais : " Poisson
là n’a pas le bon goût ! – Quand poisson séché
et un peu gâté, lui donner bon sauce pour le riz ! " |
Après le travail,
les Kroumen se lavaient tout nus sur le pont, quelle que soit l’heure,
quelquefois très tard (après 22 h qui était
souvent une heure limite). Les malades venaient se faire soigner à
l’infirmerie du bord : "quinine pour le tête, quinine
pour le zieux, quinine pour le ventre, etc" (le mot quinine étant
pour eux synonyme de médicament) et les mouillés grelottant,
auxquels le second avait promis un remontant pour avoir accepté
d’aller "jusqu’à fatigue…", venaient
réclamer leur verre de rhum. Si la journée n’avait
pas été trop dure, les moins épuisés pouvaient,
après le repas, se mettre à danser et chanter en tirant
des sons et des rythmes de quelques caisses, bidons ou bouteilles vides. |
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Dessin de P. Jusseaume |
Lorsque le navire était à quai, certains
en profitaient pour aller faire quelques achats en villes (pagne, huile,
conserves, droguerie, etc.) qu’ils espéraient pouvoir débarquer
en fin de voyage à la barbe des douaniers de Tabou qui avaient
la réputation de se servir sans vergogne. Leurs bagages pouvaient
aussi se grossir de quelques petits larcins effectués dans les
cales durant le déchargement du divers importé de France,
de peinture, de cordages et de pointes prélevés dans les
magasins du bosco, de bois de fardage ramassé dans les cales ou
sur le pont et soigneusement coupé et décoré pour
en faire des caisses.. Leurs contacts avec les membres de l’équipage se passaient généralement bien, mais les échanges étaient peu nombreux. Chacun demeurait à sa place. Les Kroumen les plus familiers se faisaient écrire des lettres. Les Blancs offraient parfois des magazines, des bandes dessinées, d‘autres cadeaux aussi, comme des boîtes de lait, du savon, de vieilles chemises. |
Les salaires |
En fin de voyage, le jour qui précédait
le retour à Tabou (ou à Sassandra), le second capitaine,
aidé d’un lieutenant ou de l’écrivain du bord
(le bidel), distribuait les salaires qui variaient d’un
voyage sur l’autre en fonction du nombre de jours passés
à bord et des primes accordées pour certains travaux, etc. Les Kroumen faisaient la queue devant le bureau de chargement. 70 hommes à appeler, 70 hommes à payer. Cela pouvait durer quelques heures. Les cacatois, qui avaient été réglés séparément et gratifiés généreusement par le commandant (riz, rhum, conserves), étaient là également pour donner des appréciations qui pouvaient influencer les distributions de primes et de cadeaux aux bons éléments ou pour répondre à d’éventuelles mais rares revendications. |
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— Tafa Blagnon, treuilli cale cinq ! |
La feuille des salaires des Kroumen
était établie suivant un barème propre à
chaque compagnie. Le calcul en était fait par l’écrivain
ou le troisième lieutenant sous l’autorité du second
capitaine. Le salaire d’un manœuvre était sur le LA PALLICE
(Delmas), en 1967, de 22 000 francs CFA par mois, ce qui
équivalait à 440 francs français (nouveaux francs).
Mais donnait en réalité (à cause de la vie chère
en Afrique) un pouvoir d’achat de 200 francs sur tous les produits
importés de France et vendus dans les factoreries ou les commerces
(tissus, outils et ustensiles, conserves, ciment, savon, tabac, etc.). Ceux qui s’étaient fait des relations parmi l’équipage n’oubliaient pas d’aller faire leurs adieux de-ci de-là, en espérant recevoir en gage d’amitié quelques menus objets, tels une bière, un vieux casque colonial, une paire de chaussettes... |
Le débarquement |
En guise de conclusison |
Les Krou(s) qui naviguaient jouissaient, grâce
au peu d'argent rapporté de leurs embarquements, d'un niveau de
vie relativement supérieur à celui de leurs compatriotes
demeurés pêcheurs, cultivateurs, travailleurs forestiers,
chasseurs au pays, ou même ouvriers dans les usines ou autres industries
d'Abidjan. Le petit pécule amassé sur les cargos allait
leur permettre d'économiser pour agrandir ou ensemencer des lopins
de terre gagnés au détriment de la forêt entre deux
embarquements. Un Krouman faisait quatre embarquements par an, s'il demeurait fidèle à un cacatois attitré sur le même cargo, davantage s'il changeait plusieurs fois de suite d'équipe et de bateau. Malgré de fréquentes absences, ces dockers navigateurs cultivaient du manioc, de l'igname, des bananes plantains, du riz, et n'hésitaient pas, s'ils étaient entreprenants et débrouillards, à se lancer dans la culture du café et du cacao. |
L'accession à l'indépendance
des différents pays des anciennes AOF et AEF, la modernisation
et la mécanisation de plus en plus poussées des navires
(conteneurisation) allaient précipiter en moins de vingt ans (de
1970 à 1990) la disparition presque totale du personnel Kroumen
embarqué. Le Togo, le Bénin, le Cameroun et le Congo réservent
désormais à leurs propres ressortissants la demande de main-d'œuvre
que réclament leur importations comme leurs exportations. Seul
le Gabon, peu peuplé, accepte de voir quelques Kroumen travailler
encore, mais jusqu'à quand ? sur son espace maritime et sur les
derniers grumiers. A l'heure où j'écris ceci, cette situation
a peut-être déjà changé. L'évolution
était inéluctable. Avec les Kroumen, une partie importante
du folklore de la COA disparaissait et nombreux sont sans doute les marins
qui, tout comme moi, le regrettent et regrettent aussi d'avoir peu cherché
à mieux connaître, à mieux comprendre ces hommes avec
lesquels les impératifs du métier nous avaient conduit à
vivre, parfois plus longtemps qu'avec notre propre famille
Arrivée à Tabou |
Bibliographie |
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Voir aussi Petite
histoire de mer... Une
escale technique non prévue ! |
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