Un VOYAGE aux ANTILLES avec le CMA-CGM FORT SAINTE MARIE
Eric van Britsom
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TADORNA

Eric van Britsom est belge néerlandophone. C'est un "voileux". Il a fait ce voyage en cargo pendant le premier hiver de sa retraite, d’abord parce qu'il avait enfin le temps de réaliser ce vieux projet, puis aussi pour éviter le fameux ‘trou noir’, remplacé ainsi par ‘la grande bleue’.

Il a acheté le voyage directement en ligne sur le site de CMA-CGM

Le CMA CGM FORT STE MARIE est un porte-conteneurs construit en Chine en 2003, qui peut transporter 2 260 evp. à 21,5 nœuds. Il est affecté à la ligne PCRF, Nord Europe - Antilles françaises.


Comme la compagnie l'avait demandé, je suis monté à bord vers neuf heures et demie de la matinée, beaucoup trop tôt en fait, parce que finalement le bateau n’a appareillé qu’à minuit. Après tout on n’y a pas trouvé trop d’inconvénient, pendant les heures supplémentaires d’attente Sylvia, mon épouse, a pu se rendre compte que j’étais bien logé (la cabine et le navire étant contrôlés et approuvés) et que je serais bien entouré et soigné (l’équipage prenant tout de suite mon sort entre ses mains). Cet équipage est constitué de quelques officiers français, -au moins le minimum requis pour pouvoir battre pavillon français- et un équipage mixte franco-roumain. Ces derniers ne sont pas spécialement forts en langue française, mais ils se montrent toujours très gentils et serviables.   

J’ai eu aussi l’occasion de faire quelques jolies photos, entre autres la photo classique sur le quai avec un pied sur la coupée, prêt à partir pour explorer le monde, mais cette fois-ci c’était aussi à côté d’un camion-citerne en train de vider les fonds de cale. Il s’agit en effet d’une croisière en cargo et non pas d’une croisière de luxe, et pour citer les instructions pour les passagers: ‘le bateau est un lieu de travail’, ce qui veut dire que le ‘cargo’ a toujours priorité sur la ‘croisière’.
Les instructions de sécurité et la procédure d’alerte pour les passagers et l’équipage sont reprises dans un fascicule qui se trouve dans le tiroir du haut du bureau de la cabine, et qui s’intitule : ‘Manuel Individuel de Familiarisation à Bord’. Je l’ai lu attentivement et outre le rôle des canots de sauvetage et la procédure d’évacuation du navire, j’ai également appris que les passagers occupant une cabine avec vue sur l’avant du bateau sont priés de tirer le rideau d’occultation la nuit afin de ne pas gêner l’officier de quart sur la passerelle avec la lumière de la cabine. Mais cela ma fille Sofie, officier de la marine marchande ayant navigué entre autres sur des ferries Angleterre-Finlande, me l’avait déjà bien expliqué, soucieuse comme elle est de ma sécurité et de celle du bateau.

On est parti assez tard du Havre, le chargement a pris son temps, malgré qu’à un moment donné trois portiques étaient occupés simultanément : un à l’arrière et deux à l’avant du bateau. Pour un chargement correct qui assure la stabilité du bateau, il est parfois nécessaire de changer de place quelques conteneurs. Tout ça suscite pas mal de va-et-vient de toutes sortes d’engins sur le quai, on a l’impression d’assister à un ballet de géants sur une chorégraphie créée par l’ordinateur.

 

Pour sortir en mer du quai-conteneurs dans l’arrière port il n’y a qu’une seule écluse qui, en plus, ne peut contenir qu’un cargo à la fois, de sorte qu’il faut, la plupart du temps, attendre son tour. Le nouveau ‘Port 2000’, destiné à recevoir les gros porte-conteneurs, dispose d’un accès direct à la mer et est en service depuis à peu près deux ans, mais le CMA-CGM Fort-Ste-Marie, gardant ses vieilles habitudes, n’y accoste pas encore. Quand on a quitté Le Havre j’étais déjà dans mon lit, de temps en temps je me suis mis debout et j’ai jeté un coup d’œil par le sabord sur l’avant du bateau. On a largué les amarres vers minuit trente, après l’écluse on a dû manœuvrer de justesse pour croiser deux cargos entrants tout en restant bien entre les bouées rouges et vertes, puis le bateau s’est lancé vers la sortie.
Les contours du Havre, bien connus lors de nos visites estivales avec notre voilier Tadorna, se présentaient encore plus majestueux dans la nuit et vus d’un autre angle. Les deux grandes cheminées de la centrale électrique, le pylône central avec la vigie du port et la tour de l’église St. Joseph toute de béton et de verre, illuminée maintenant de l’intérieur, défilaient en silence. C’était marée haute et cette fois aussi les vagues venaient se briser sur le môle du côté du port de plaisance créant des fontaines encore plus hautes qu’en été. Par un temps pareil ‘Tadorna’ ne sort pas, le CMA-CGM Fort-Ste-Marie au contraire ne se laisse pas impressionner pour autant, l’ambiance lui paraissait tout à fait appropriée pour entamer la grande aventure.

 

 

Samedi 12 janvier 2008 – en Manche
Ce samedi matin à deux heures, fatigué par les émotions de la journée, je me suis endormi immédiatement. Quand je me suis réveillé il était 8.25h, juste à temps pour enfiler quelques vêtements et descendre en vitesse pour le petit déjeuner qui se prend en principe entre 7.00h et 8.30h. Après quoi j’ai pris tout mon temps pour faire ma toilette, j’ai essayé la douche qui m’a donné toute satisfaction et je me suis même rasé. Ce qui, d’après le collègue passager Peter, est fortement à déconseiller par gros temps, au risque de se couper la gorge. Je vais bien tenir en mémoire cette excuse originale, elle pourra encore me servir dans l’avenir, surtout lors des vacances en bateau.
10.30h  Je reviens de la passerelle où j’ai été voir où on en est, ce qui ne pose aucun problème parce qu’une fois que le bateau s’est mis en marche, les passagers y ont l’accès libre. L’électronique ne manque pas, beaucoup de fonctions, comme le radar et les écrans de navigation sont en double, mais il y a quand même toujours la carte en papier avec le crayon, la gomme, la règle et le compas, en d’autres termes : un dessin sur papier avec les côtes de la France et de l’Angleterre sur lequel on trace une ligne de cap et on marque des positions, ce qui, pour les gens simples comme les passagers, facilite bien les choses pour se faire une idée de la distance qui nous sépare déjà de la terre ferme.
En sortant du Havre on vise directement le dispositif de séparation du trafic de Cherbourg qui double le cap de la Hague (évidemment la bande de droite pour aller vers l’Ouest de cette autoroute pour cargos communément appelée ‘le rail’), et de là on fera route en ligne droite vers l’entrée du rail d’Ouessant au large du Finistère.
Les passagers sont six, il y a deux couples, l’un français l’autre franco-anglais et un français voyageant seul. Le couple franco-anglais, Peter et sa femme française Elisabeth, font la traversée pour la deuxième fois, cette fois-ci surtout pour échapper à l’hiver anglais. Il est bien réconfortant de constater que je ne suis pas le seul à avoir cette idée (folle pour certains) de vouloir naviguer vers l’autre bout de l’Atlantique juste pour le plaisir.
Peter et Elisabeth sont ‘very British’, ils ont eu un cabinet d’avocats à Londres et vivent, depuis qu’ils sont à la retraite, à la campagne anglaise (the country side), assez loin de la mer. Ils se comportent en vrai gentlemen avec une gentillesse et politesse naturelles, en plus ils s’intéressent à beaucoup de choses et c’est un plaisir de discuter avec eux.
Jean-Claude et Monique sont typiquement français : ils aiment parler et bavarder, surtout des bonnes choses de la vie comme la cuisine, le vin et la vie tranquille à la campagne. Ils vivent à Chantilly (Oise) et ils ont une maison de vacances avec un  potager et beaucoup de verdure en Saône-et-Loire. Par un petit côté chauvin (typiquement français) ils supposent que tout le monde voit automatiquement le genre d’environnement que ces deux départements représentent.
Jacques, qui voyage seul, est plutôt du style méditerranéen, il habite Toulouse et il en a l’accent typique. Il vit la moitié de l’année en France et la moitié en république Dominicaine où il possède un appartement, et aussi une amie. Ce qui, selon ces dires, favorise l’intégration dans la communauté locale et évite pas mal de problèmes avec la population indigène qui en général ne voit pas d’un bon œil les touristes riches. Son côté aventurier se manifeste par le fait que cette année-ci il fait la traversée non pas en avion, mais en bateau. Jean-Claude et Monique ont eu la même idée, depuis des années ils passent leurs vacances d’hiver à la Martinique et cette année ils ont aussi ont choisi le bateau pour le voyage-aller.
La vie à bord : le pont E est exclusivement réservé aux passagers et compte sept cabines et un salon commun avec radio, télé, vidéo, une cafetière et une bouilloire. Tous les ingrédients pour se préparer un bon café ou du thé sont mis à la disposition par la maison et le steward prend bien soin de maintenir le stock. Au pont F au-dessus se trouvent les cabines du commandant, du second capitaine et des 1er et  2e officiers-mécaniciens, le pont plus haut est complètement occupé par la passerelle. Les ponts C et D contiennent les cabines de l’équipage, au pont B se trouve d’un côté la cuisine avec le mess officiers-passagers et le mess équipage, et de l’autre côté, en face des mess respectifs le carré des officiers et le carré de l’équipage.
Le pont A, encore un étage au-dessus du pont principal, héberge le centre administratif du bateau, le ‘ship’s office’ où se déroulent toutes les formalités de gestion comme le chargement, l’enrôlement ou l’inscription de l’équipage, la régistration des passagers…etc. Ici aussi l’informatique a fait son entrée, il y a quelques terminaux du réseau de bord, et une caméra numérique avec laquelle on prend une photo de chaque membre de l’équipage et de chaque passager dès qu’ils montent à bord. Ces photos, avec le nom et la fonction de la personne, sont reprises sur une ‘feuille à gueules’ qui est affichée à plusieurs endroits à bord. De cette manière tout le monde sait directement qui est quoi à bord, il n’y a plus d’inconnu et on fait immédiatement partie de la bande.
Je dois avouer qui je n’ai pas encore retrouvé le pied marin et qu’il me faut du temps pour m’adapter. Je n’ai pas vraiment le mal de mer, mais l’estomac n’est pas tout à fait à son aise et la tête n’est pas bien claire non plus, en bref un léger petit malaise encore supportable mais quand même assez fatiguant. Heureusement je ne dois pas travailler, donc peu importe et tantôt il sera l’heure du dîner. Un peu de nourriture me fera du bien parce qu’avec un estomac rempli on reste plus facilement debout. En ce qui concerne la cuisine, le bateau honore tout à fait son pavillon français, le coq est d‘ailleurs un français de souche.

Encore dans la rubrique ‘cuisine’ : sur les tables du mess on trouve chaque matin le menu du jour, rédigé et signé conjointement par le commandant et le coq, manifestement les deux personnes les plus importantes à bord ! Outre les menus du déjeuner et du dîner ce document reprend aussi les notes de service destinées aux passagers et à l’équipage. Dans les instructions de bord on l’appelle ‘le journal officiel’ que tout le monde est censé lire et connaître, même ceux qui ne viennent pas manger. Le système se montre assez pratique, pour le capitaine c’est une manière facile d’informer tout le monde en même temps et d’éviter qu’on lui pose dix fois la même question

Dimanche 13 janvier 2008 – Montoir de Bretagne
09.00h. Cette nuit on est arrivé à Montoir de Bretagne, mais je n’en ai rien remarqué, ou bien la manœuvre s’est vraiment faite en douceur, ou bien j’ai très bien dormi. En me réveillant j’ai tout simplement constaté qu’on était le long du quai et sous les grues à conteneurs. Vers six heures et demie elles se sont mises en marche.

Comme d’habitude le terminal-conteneurs est situé tout près de la mer, cette fois-ci à l’extrémité de l’embouchure de la Loire, juste en amont du pont de St. Nazaire. Officiellement le site s’appelle ‘Port Atlantique Nantes St. Nazaire’, à part ce nom à charnières il ressemble à tous les autres terminaux-conteneurs qu’on a construits ces 15 dernières années aux embouchures des grands fleuves de l’Europe occidentale, un paysage, ou biotope plutôt désert auquel il vaut mieux s’adapter une fois qu’on est monté à bord d’un porte-conteneur.
Avant le petit déjeuner j’ai vite mis un pied sur le quai, juste pour avoir le sentiment de la terre ferme. Malgré l’heure matinale du dimanche il y avait déjà plein d’activités, une drague passait dans le chenal, et une barge fluviale s’était mise bord à bord pour faire le plein de notre bateau. Pas une si mauvaise idée quand on sait que la prochaine station-service est à quelques 3.500 milles.
Pour pouvoir quitter le bateau, et surtout pour pouvoir y retourner, on nous a fait à tous un beau badge attestant notre qualité de passager du CMA-CGM Fort-Ste-Marie. Depuis le onze septembre (9-11) tous les ports maritimes sont devenus de véritables forteresses et on n’y entre ni n'en sort plus comme on veut.
La civilisation la plus proche se trouve à St. Nazaire, ville industrielle avec l’un des derniers chantiers navals encore en activité en Europe Occidentale. Pour pouvoir survivre, le chantier s’est spécialisé dans les paquebots de luxe, de notre mouillage on distingue au loin l’unité qui est actuellement en construction. St. Nazaire étant trop loin pour y aller à pied, je me demande si ça vaudrait vraiment la peine de prendre un taxi. Je ne me fais pas trop d’illusion quant à ce qu’on peut vivre dans une ville industrielle française un peu perdue, par un après midi gris d’un dimanche d'hiver. Il vaut peut-être mieux aller faire du jogging maintenant que la terre ferme est encore toute proche, les terrains portuaires sont vastes assez et les berges de rivières sont mes parcours préférés.

 
Les trois derniers passagers sont arrivés. Il s’agit des époux M. amis du capitaine et ses invités pour son dernier voyage. Ce sont des iliens bretons comme lui, ils habitent la même île de Groix en Bretagne Sud. Le dernier passager est aussi breton du Finistère, plaisancier et pêcheur sportif qui se rend à la Martinique pour naviguer comme équipier à bord d’un voilier du père Jaouen*. Ce jésuite célèbre qui se charge de l’insertion de jeunes délinquants en développant leurs aptitudes sociales par des stages de voile en haute mer. En tant que jeune retraité il a le temps et pour prendre déjà le goût de la haute mer, il a préféré le bateau à l’avion.

La femme du commandant est aussi à bord, elle a voulu accompagner son mari pour son dernier voyage avant la retraite. Sa présence en rajoute substantiellement au statut de ‘père de famille’ dont profite toujours un (bon) commandant et en plus elle crée une ambiance vraiment familiale à bord.
La compagnie de voyage est maintenant complète et toutes les cabines sur le pont-passagers sont occupées, ce qui ne semble pas être le cas à chaque voyage. Cela a l’avantage que les trois grands groupes sociaux à bord : les officiers, l’équipage et les passagers, sont à peu près de la même taille. Un bateau est en fait une mini-société flottante qui a sa propre structure.
Ce schéma de la stratification sociale à bord est le plus simple et le plus formel, à part cela il existe pas mal d’autres divisions informelles qui s’entremêlent avec la première : les français et la communauté roumaine, le personnel de pont et les mécaniciens, la cuisine.etc. Mais mieux vaut en rester là, on ne va pas commencer à faire une étude de psychologie sociale.  

20.00h Le bateau est chargé et on s'affaire aux derniers préparatifs de départ. Probablement l’officier qui est en charge de la stabilité est en train de se perdre dans des calculs de tirant d’eau, de gîte et de lest. Mais je crois qu’ici aussi l’informatique a fait son entrée, sur le panneau de contrôle des citernes de lestage à la passerelle, il y a un bouton ‘automatique’ et je suppose que ça suffit d’appuyer dessus pour aligner le bateau parfaitement sur sa ligne de flottaison.
D’après le menu/journal-officiel le départ est prévu pour 22.00h. Le commandant a déjà donné ses instructions pour ‘le truc avec l’horloge’ : pour arriver à temps, ou plutôt à l’heure locale exacte à La Guadeloupe, il va chaque nuit (moins une) de la traversée retarder l’horloge d’une heure, de cette façon l’heure de bord devrait être la même que l’heure locale des Antilles Françaises.

 


Lundi 14 janvier 2008 – le Golfe de Gascogne
14.00h  Hier soir on est parti de Montoir vers 22.30h comme prévu, et de ma cabine j’ai vu les lumières de l’embouchure de la Loire disparaître dans la nuit. Les conteneurs ne sont pas empilés très haut sur le pont ce qui fait que je garde encore une belle vue sur l’avant du bateau. J’ai encore suivi le débarquement du pilote et j’ai vu s’éloigner la pilotine, puis après je me suis doucement endormi.
Par moments on a été vraiment bien secoué, on n’est pas pour rien en train de traverser le Golfe de Gascogne. Il parait que cette nuit le commandant s’est levé à deux reprises pour monter à la passerelle pour inciter l’officier de quart à lever le pied et à ralentir un peu le bateau. Son intervention a eu son effet, le bateau n’enfonçait plus chaque fois l’étrave dans les vagues et les vibrations et les chocs ont diminué. Personne ne se plaignait du ralentissement, au contraire tout le monde a apprécié le gain de confort.
Entretemps on avance tout doucement vers le Sud et vers 15.00h on traverse le flux nord-sud entre La Corogne (nord-ouest de l’Espagne) et Brest. Sur le radar il y a plein d’échos, surtout sur le radar à longue portée. Dans ces parages l’officier de quart est toute attention comme il doit se concentrer sur tout ce qui ce passe autour du bateau.  Heureusement il n’a pas été nécessaire de changer de cap, au plus près on est passé à 2milles derrière un collègue porte-conteneurs.
Il y a encore un autre passager à bord. Il s’agit de quelqu’un dont on croyait d’abord qu’il faisait partie de l’équipage parce qu’il prend ses repas à la table des officiers et parce qu’il s’engage librement dans toutes les parties du bateau, même celles réservées à l’équipage. En fait c’est un ancien officier de la CMA-CGM, jeune retraité qui fait la traversée comme passager, probablement à un prix d’amis, et qui occupe une cabine du pont-passagers. Il a l’intention d’aller s’installer avec sa petite amie sur son voilier aux Antilles Françaises. On l’appelle d’office ‘l’ancien commandant’.
J’ai encore appris qu’un neveu du commandant travaille pour la société de dragage belge DEME, il est commandant du dragueur d’Artagnan qui bat pavillon français et qui est actuellement stationné à Dubaï en Golfe Persique.
                                                                                               Voir une petite video, prise de la passerelle


Mardi 15 janvier 2008
On a déjà fait un bon bout de chemin et inlassablement le bateau progresse dans la bonne direction. Mais ce matin on ne faisait que 13nœuds tandis que la vitesse de croisière (‘full sea speed’) est 22nœuds : le commandant a dû intervenir cette nuit aussi pour freiner le zèle de son officier de quart. La vitesse du bateau est une bonne indication de l’état de la mer et de la force du vent, les 22nœuds étant réservés pour une météo favorable, on n’est pas encore parvenu à les réaliser depuis notre départ de Montoir.
Le commandant a eu l’amabilité de me faire une adresse électronique personnelle et protégée sur le réseau du bord, comme il y en a d’ailleurs une pour chaque membre de l’équipage. De la sorte il m’est maintenant possible de communiquer avec la famille et les amis, j’ai immédiatement profité de l’occasion et j’ai envoyé un court message pour dire que tout va bien à bord et qu’on respecte le schéma. 
Le déjeuner était adapté aux conditions météo, on nous a servi un spaghetti bolognaise : tout le monde en mange, ça passe facilement, remplit bien l’estomac et se digère légèrement, tout ce qu’il faut pour mettre nos estomacs tourmentés un peu à leur aise.
D’après le commandant le mauvais temps est associé à la queue d’une dépression qui va se décaler vite. Je le soupçonne de nous raconter un petit mensonge pour les besoins de la cause et pour rassurer sa femme. La queue s’est montrée d’ailleurs assez longue, durant plus de 24h on a dû affronter une force 9 et des creux de 10m plein dans le nez. Quand le bateau ne parvient plus à remonter les vagues et que l’étrave s’enfonce pleinement dans les masses d’eau, c’est comme buter contre un mur. A bord tout sort de ses gonds, et le choc fait vibrer le bateau de la proue jusqu’à la poupe pour quelques longs moments.
Au dîner on a mangé des côtelettes de porc avec des lentilles, à mon avis ça doit être la version française des ‘baked beans’ anglais (haricots blancs en sauce tomate), le menu de bord classique par gros temps.


Mercredi 16 janvier 2008 – Les Açores
Cette nuit, comme les nuits précédentes, j’ai de nouveau bien dormi. Le fait d’être tout le temps secoué est plus fatiguant qu’on ne le croit et il a comme conséquence qu’on a besoin de plus de sommeil. On supporte plus facilement une mer forte quand on parvient à dormir, ce qui n’est pas donné à tout le monde, heureusement je ne suis pas de ceux-là.
On a retardé encore une fois l’horloge d’une heure, ce qui nous accordait une heure de sommeil en plus, une occasion bienvenue pour récupérer nos forces. Au petit matin le bateau a commencé à rouler, le vent a baissé jusqu’à une force cinq-six et il a viré de sorte qu’on ne l’a plus plein dans le nez. Entretemps le bateau fait de nouveau 19nds, une vitesse confortable et économique en même temps. Au prix actuel du carburant le commandant fait tout son possible pour limiter la consommation, ça ne m’étonnerait pas du tout que la CMA-CGM lui donne des consignes assez strictes dans ce sens.

Les conditions contraires ont provoqué quelque retard au schéma, ce qui fait que nous passons au large des Açores plus tard que prévu. Vers 19.00h, après la nuit tombée nous nous trouvons au milieu entre les deux îles les plus grandes de l’archipel. Mais, au lieu d’admirer les cascades et les montagnes au feuillage verdoyant qu’on nous avait promis --les Açores étant des îles volcaniques au plein centre de l’Océan Atlantique Nord--, nous ne voyons que quelques lumières de l’habitation humaine et le flash d’un phare. Heureusement pour les téléphones mobiles l’obscurité ne fait pas obstacle, et pendant à peu près une heure, le temps qu’on capte un réseau, tout le monde se met à téléphoner à la maison.
Deux fois par jour on fait des observations météorologiques et on prélève des données océanographiques, comme par exemple la température de l’eau de mer jusqu’à une profondeur de 1200m. A cette fin on lance une sonde de mesure qui transmet les résultats aux météorologues et océanographes intéressés. Ce sont probablement ces données qui amènent les scientifiques à conclure que notre planète est en train de se réchauffer d’une manière alarmante. En échange des observations de la station météo du bord, le bateau a gratuitement accès aux prévisions à long terme qui sont normalement payantes. Il fait partie des ‘bateaux sélectionnés’ qui collaborent avec les observatoires météorologiques à travers le monde en leur envoyant plusieurs fois par jour la position et les observations du navire.    
La température de l’air a grimpé jusqu’à 16°C et le soleil s’est montré : les conditions idéales pour prendre un premier bain de soleil, debout puisqu’on n’a pas encore sorti les transats, sur l’aileron bâbord de la passerelle. C’est l’endroit idéal par un vent d’ouest à nord-ouest, sur un bateau faisant route au sud-ouest et avec un soleil qui, dans l’hémisphère nord se trouve au sud à l’heure de midi. On est à l’abri du vent et on fait face au soleil (si cette explication semble un peu compliquée : lire deux fois et faire un petit dessin si nécessaire). 
 
Hier j’ai fait l’effort de sortir les dernières affaires de mes valises pour les ranger dans les armoires et les tiroirs de la cabine. La place ne manque pas, et une fois que tout a été proprement installé, j’ai eu le sentiment d’avoir vraiment pris possession de mon studio avec vue sur mer, surtout que j’ai l’intention d’y vivre encore quelque temps.
Ce matin avant le petit-déjeuner je suis monté sur le home-trainer pour pédaler pendant une vingtaine de minutes. J’en avais besoin parce que le manque d’exercice commence à se faire sentir. Malgré qu’un tel appareil puisse difficilement remplacer une balade en vélo à la campagne, il faut tout de même suivre les mouvements du bateau et se pencher de côté comme si on prenait un virage.
A 10.00h on a fait, à six des neuf passagers, une promenade sur le pont principal. C’était la première fois que les conditions météo étaient favorables à une telle entreprise, de sorte qu’aussi l’officier de quart n’avait plus d’objections. -Il nous est conseillé de prévenir celui-ci avant de sortir de la partie habitée du bateau (la superstructure à l’arrière).- De la passerelle nous sommes descendus par les escaliers extérieurs jusqu’au pont principal, une différence de niveau de 30m, puis nous avons fait 6 fois un tour complet du bateau (6x400m=2,4km), en prenant de temps en temps une petite pause sur l’avant-pont pour admirer la vue (de l’eau, toujours de l’eau), puis après nous avons de nouveau gravi toutes les marches pour arriver 30m plus haut. Avec tous ces exercices on en a facilement pour une demi-heure.   
Hier les matelots de pont ont commencé à nettoyer le pont principal. Avec le kärcher et du savon ils enlèvent toute la crasse que la manipulation de conteneurs dans les ports a laissée. Ils sont supervisés par le bosco, un petit pied-noir nerveux, gesticulant et toujours affairé mais d’un bon caractère.
Il y a un moyen facile pour connaître l’affectation des ponts respectifs à l’aide de leur lettre (la seule référence dans la cage d’escalier fermée). Pont A est celui de l’Administration ou de l’Arrivée, c’est ici que se trouve le ‘ship’s office’ et qu’on entre quand le bateau est à quai. Au pont B on a la cuisine et les salles à manger, ce sont les endroits pour la Bouffe. Les ponts C et D hébergent les cabines de l’équipage, autrement dit le Crew y trouve son Dortoir. E est le pont-passagers ou celui des Etrangers. Au pont F on trouve les Fonctions : le commandant et le 2nd capitaine et les 1er et 2nd mécaniciens.
 

Vendredi 18 janvier 2008

On fait des progrès continus et réguliers, malgré qu’on n’avance pas à pleine vitesse. Vers 7h mardi matin on devrait arriver à la Guadeloupe. Ils ont quand même facile à la marine marchande de mettre un cap, d’engager le pilote automatique et d’être tranquilles pour cinq jours. Ils n’ont pas besoin de se pencher sur la carte toutes les cinq minutes pour vérifier la position comme c’est la manière d’agir de beaucoup de plaisanciers dans la navigation côtière qui y sont tellement occupés qu’en fin de compte ils en attrapent un tic nerveux.
L’anticyclone des Açores n’était pas au rendez-vous à notre passage, il se trouve actuellement au dessus de l’Espagne et nous laisse un temps qui ne correspond pas tout à fait à notre position méridionale, mais malgré tout le thermomètre affiche déjà les 20°C.
Jusqu’ici on n’a fait que deux rencontres, hier un vraquier chinois, probablement faisant route vers Gibraltar et aujourd’hui un vieux cargo allant à l’ouest. Outre les lectures au radar et à l’AIS (Automatic Identification System), on n’a pas eu de contact. Comme l’AIS donne déjà toutes les informations concernant le navire, sa destination, sa cargaison etc., il ne reste plus grand chose à se raconter et on ne se donne plus la peine d’appeler par radio.
Hier, avant le dîner, l’électricien de bord a offert l’apéro au salon-passagers (chez nous) à l’occasion de sa retraite. C’était une belle occasion pour faire la connaissance d’autres membres de l’équipage qu’on croise moins facilement comme ceux de la machine qui sont la plupart du temps cachés dans les entrailles du navire. (Et mon épouse peut être tranquille, malgré qu’elle n’était pas dans les environs, j’ai mis mes plus beaux vêtements pour l’occasion).

Samedi 19 janvier 2008

On est arrivé au parallèle des îles Canaries et il fait tellement beau maintenant qu’il est grand temps de sortir les vêtements d’été. En plus la piscine a été remplie d’eau de mer (un exercice d‘incendie lors duquel on a testé les tuyaux d’arrosage s’est avéré fort pratique) et avec les transats qu’on a sortis aussitôt on peut s’installer à côté et prendre un bain de soleil. Comme cette infrastructure récréative se trouve au pont-passagers il faut à peine se déplacer pour en profiter.
Le bosco a fabriqué une chaine pour l’ancre du voilier de l’ancien commandant. Les soixante mètres de fer, avec un marquage en peinture rouge vif tous les dix mètres, sont attachés au bastingage pour sécher. Toujours facile quand on trouve chez son employeur des choses qui peuvent servir à la maison. Ce matériel de mouillage s’est fait repérer immédiatement : il est d’une taille un peu dérisoire comparé à celui du CMA-CGM Fort-Ste-Marie qui porte des ancres de 7 tonnes et des chaines correspondantes.

Au soir le commandant a organisé un barbecue près de la piscine au pont-passagers. L’ambiance était bon enfant, comme il n’y a pas moyen d’aller prendre un verre ailleurs (on est tous pris dans le même bateau!), on a tout intérêt à s’amuser avec la compagnie du bord. Les roumains ont tendance à se grouper entre eux, mais lors des activités sociales ils se montrent ouverts et spontanés. En général ils sont très contents de travailler sur un bateau français parce qu’ils y gagnent bien leur vie.
 
 

Dimanche 20 janvier 2008 – Les Alizés

Depuis hier nous sommes arrivés dans la zone des alizés, le bateau file en douceur avec un vent de nord-est force 5-6 en poupe, un courant portant d’un demi mille et une houle très longue qui fait lentement rouler le bateau. L’air et la mer ont la même température de 24°C, seulement le soleil est un peu voilé. C’est dans ces latitudes avec les alizés que les plaisanciers traversent l’Océan Atlantique en direction des Antilles. Dans les conditions telles que je les vois ici, et dont la chance de les rencontrer en cette période de l’année est de 85%, ça me parait une chose bien faisable. Que la Mer du Nord est loin !
Nos journées deviennent de plus en plus organisées et réglées : les repas sont pris à des heures fixes, le matin à dix heures on se donne rendez-vous à la passerelle pour faire une petite promenade de santé (quelques tours du circuit sur le pont principal du bateau) et le soir après le dîner on se voit dans le salon pour regarder un film et pour prendre un thé (verveine, tilleul, menthe) avant d’aller dormir. C’est Jean-Claude qui a un soir fait la remarque avec une certaine ironie que ça ressemble fort à la vie dans une maison de retraite, et que nous sommes déjà bien en train de nous y habituer. 

 

Lundi 21 janvier 2008 – La Guadeloupe
Mi-janvier sur un bateau en plein océan et on se promène en tenu d’été : un t-shirt et un bermuda sont largement suffisants. Quel contraste avec le temps d’hiver que les gens doivent subir actuellement en Europe. Je dois dire que je ne veux pas trop m’attarder sur leur sort, je n’ai d’ailleurs aucune idée de ce qui se passe actuellement en Belgique et je ne le regrette pas du tout.
Avant le déjeuner j’ai vite essayé la piscine, elle est remplie d’eau de mer locale qui est à 25°C, la température idéale pour se tremper dedans et faire (plusieurs fois) les trois brasses pour arriver à l’autre bord. Un exercice bien rafraîchissant et bon pour l’appétit. 
L’après-midi l’officier-mécanicien nous a fait visiter la salle des machines. Il en est assez fier, et pour cause : elle est impeccable, et en plus il nous a vraiment impressionnés avec la puissance du moteur principal : un diesel lent (90 tours par minute) de 33.760 chevaux fait tourner l’hélice et assure ainsi la propulsion. Ce moteur diesel marin classique à deux temps n’est pas très exigeant en ce qui concerne la qualité du combustible, il brûle aussi les résidus lourds du pétrole qui sont meilleur marché que le gasoil de voiture. Comme ces résidus nuisent un peu l’environnement, on est obligé de passer à un gasoil moins lourd dès qu’on arrive près d’une côte.
A côté du moteur principal il y a encore quatre générateurs d’une puissance de 1.800kW chacun qui fournissent l’électricité de bord. Dans cette salle des machines moderne on prend soin de l’environnement et on évite tout gaspillage d’énergie : la chaleur des moteurs est récupérée, elle sert entre autre à dessaler et à purifier l’eau de mer pour fabriquer l’eau potable.
Vers 17.30h on voyait enfin une première ombre d’une terre, à 19.00h le pilote est monté à bord, et à 20.00h on était bel et bien amarré au quai de Point-à-Pitre (Guadeloupe). Heureusement cette fois-ci la manœuvre d’accostage ne s’est pas déroulée dans l’obscurité totale mais dans le crépuscule. On a suivi toute la procédure et en même temps on a déjà perçu une première impression du paysage.

Eh bien, une traversée de l’Atlantique c’est ça, j’en ai maintenant une sur mon palmarès et je veux, en toute modestie, en être un peu fier. La réalité s’est montrée encore plus forte que le rêve qui, dans son ultime abstraction n’est qu’une ligne sur le globe et oui, je peux le confirmer, qu’il y tant d’eau entre l’Europe et l’Amérique qu’il faut huit jours pour la tracer.

Mardi 22 janvier 2008 - Point-à-Pitre
Je me suis réveillé de bonne heure, impatient de mettre enfin pied sur terre et aussi parce que sous les tropiques il faut faire vite avant que le soleil ne se trouve au zénith et que la chaleur paralyse tout. Je me suis conduit en bon touriste, j’ai visité ‘tout ce qui vaut le détour’ (pour citer le guide Michelin) à Point-à-Pitre, j’ai fait les photos obligatoires et j’ai envoyé des cartes postales à mes petits-enfants. Comme ces derniers ne sont pas encore intoxiqués par l’internet et le courrier électronique j’avais une opportunité de me livrer à cette activité ancestrale. Après je me suis offert une bonne bière fraîche à la terrasse du port de plaisance pour arroser mon arrivée.
Tout à fait par hasard j’ai trouvé un cybercafé et j’en ai profité pour contrôler mon courrier électronique. Il n’y avait rien de vraiment urgent et pour échanger des messages avec la famille j’ai mon adresse à bord. De toute façon je suis rassuré qu’on ne regrette pas trop mon absence et que la vie continue, même sans moi.

Point-à-Pitre est une ville typiquement tropicale avec des vieux bâtiments un peu délabrés en style colonial et dont la peinture est ternie par le soleil. Les adultes aussi bien que les jeunes semblent atteints d’une même léthargie et essayent de survivre dans l’ombre des palmiers de la place publique. Seulement aux marchés matinaux, où les femmes métisses vendent leurs fruits et légumes, règne quelque animation. Les choses sérieuses comme le commerce et l’argent sont dans cette société tribale une affaire de femmes, les hommes manquent manifestement de sérieux et disparaissent facilement dans le rhum ou autres stupéfiants.
J’ai visité des toilettes publiques affichant le nom exotique de ‘Chalet de nécessité’, une grosse dame noire y maintient l’ordre et pour utiliser les facilités vous devez payer 25 (euro)-centimes en échange desquels la dame vous remet consciencieusement un ticket numéroté du service municipal de santé.

Mercredi 23 janvier 2008 – Basse-Terre



Deuxième jour à la Guadeloupe. Je suis allé visiter Basse-Terre, la capitale administrative et la plus ancienne ville coloniale de l’île. Cette ville est plus jolie et plus agréable que Point-à-Pitre, les bâtiments publics de style colonial sont bien entretenus mais d’une valeur architecturale plutôt médiocre, il y quelques rues commerciales et une belle promenade le long de la mer.
Je m’y suis rendu avec les transports en commun. Pour couvrir les 60kms l’autobus met une heure et demie en suivant un parcours montagneux et pittoresque qui longe la côte. Dans les villages il y de belles maisons construites dans les collines avec une jolie vue sur la mer. A l’aller on était deux blancs dans le bus, au retour j’étais le seul. Contrairement à la Polynésie française (Tahiti) on ne rencontre presque pas de blancs ici. Dans chaque autobus la musique locale (genre reggae) vous tient compagnie, personne n’est pressé et les gens sont gentils et décontractés. Les femmes portent des robes de couleurs vives avec une fierté naturelle malgré qu’elles ne vivent parfois que dans une cabane en tôle ondulée. Elles aiment les bijoux en or, surtout les chaines qui semblent avoir une grande valeur symbolique pour ces descendants d’esclaves. 

 
 
A 22.00h on plie bagages et on file, ce qui veut dire qu’on doit préparer le bateau à la mer, commander un pilote et exécuter les manœuvres d’appareillage suivant les instructions du commandant. Pour ce faire tout le monde est mobilisé sur le pont : une équipe sur la plage avant pour manipuler les amarres et les gardes,  le même scénario sur le pont arrière. Sur le quai une équipe de la capitainerie largue tous les bouts dans le bon ordre et au bon moment. Comme les bateaux ‘Fort-St…etc.’ de la CMA-CGM assurent un service hebdomadaire la manœuvre est devenue une routine et une fois de plus elle a réussi. Pour éloigner le bateau du quai le commandant dispose d’hélices d’étrave et de poupe de 1.000kW chacune. Seulement quand il a gagné assez d’espace entre le bateau et le quai il engage la marche avant ou arrière avec le moteur principal. Quand il y a assez de place, comme ici à Point-à-Pitre (terminal conteneurs ultra moderne, réalisé avec l’aide de l’Union Européenne) il n’est pas besoin de se faire assister par des remorqueurs.

Jeudi 24 janvier 2008 – La Martinique
Après huit heures de route on est arrivé à Fort-de-France (Martinique), il était sept heures et demie du matin. L’une ou l’autre secousse inhabituelle a du me réveiller, mais quand je suis sorti sur le pont, on était déjà à quai. Le nouveau terminal conteneurs est installé dans un coin de la baie de Fort-de-France (qui s’appelle officiellement la baie des Flamands, je dois avoir eu des prédécesseurs qui ont débarqué ici avant moi) avec une belle vue sur la baie et les vedettes qui assurent le bac, mais malheureusement on ne peut distinguer la ville même.
Normalement les grues se mettent en mouvement dès que le bateau est le long du quai. Bizarrement cette fois ci tout restait calme et rien ne bougeait, même aux heures normales du travail ; une grève tout simplement! Le commandant, habitué des coutumes locales, avait déjà ses appréhensions et ne s’étonnait pas trop de ce qui nous arrivait. Il s’en suit qu’on est assigné à résidence et qu’il n’y a pas moyen de quitter le quai puisqu’on a même posté des piquets de grève devant la grille.
Pour trois passagers le voyage se termine ici à Fort-de-France. Malgré qu’ils soient déjà sur le pont avec leurs bagages et prêts à débarquer, ils ne peuvent quitter le bateau. Avec un peu de créativité le commandant est quand même parvenu à les déposer en ville. Monique et Jean-Claude on pu bénéficier d’une excursion improvisée avec la pilotine qui, à la demande du commandant, est venue les prendre au bateau pour les déposer à la station de pilotage au quai de Fort-de-France. L’autre passager a pu quitter le port caché dans la fourgonnette de l’agent de la CMA-CGM.

(cliquer sur les photos pour les agrandir)

A trois heures de l’après-midi les grévistes nous ont enfin laissés passer, juste à temps pour prendre un taxi, faire en vitesse une première visite de la ville et être de retour avant le noir. L’équipage nous a conseillé de ne pas trainer trop longtemps en ville après la nuit tombée. Il parait que surtout la population masculine locale, suite à la consommation de rhum, de joints ou d’autres stupéfiants, n’est plus tout à fait maîtresse de ses actes après le coucher du soleil.
La journée a été longue et stressante pour le commandant. Il a fallu se concerter avec ‘Marseille’ (le siège social de la compagnie) et les services portuaires, avec le résultat qu’en cas d’une prolongation de la grève, on appliquerait le plan ‘B’ prévoyant un retour à la Guadeloupe pour effectuer là-bas les manutentions possibles. De toute façon le commandant ne veut pas prendre une décision précoce et il espère que la nuit portera conseil.


Vendredi 25 janvier 2008 – Fort-de-France – Pointe-du-Bout
Je me réveille en constatant que les activités portuaires ont repris. Les dockers ont provisoirement suspendu leurs actions malgré que leur revendication pour un payement plus en harmonie avec celui de leurs collègues en métropole n’a pas encore été tout à fait satisfaite. Cela veut dire que j’ai toute une journée pour visiter Fort-de-France.
En passant devant le Yacht Club de la Martinique (YCM) je ne peux m’empêcher d’entrer pour tenter de dérober un pavillon de ce club exotique. En échange d’un pavillon de mon yacht club belge –ou plutôt de la promesse d’en envoyer un dès mon retour-, le maitre du port veut bien m'en donner un. La marina est beaucoup moins exotique que le nom le laisserait supposer, elle occupe un petit coin délabré du vieux port de commerce dans l’ombre de la base navale. Je n’y ai pas vu de yachts ayant fait la traversée de l’Europe, ces derniers, surtout les plus grands, préfèrent mouiller dans l’une ou l’autre des nombreuses baies de l’île et on n’a pas souvent l’occasion de les voir de très près.
En bon touriste, j’ai fait les photos qui s’imposent, entre autres une du Fort St-Louis, une fortification Vauban presque intacte qui domine la rade de Fort-de-France mais qu’on ne visite malheureusement pas. Elle est toujours domaine militaire et abrite une base de la Marine Nationale. De toute façon, l’église se visite. Elle est ouverte jusqu’à l’heure du midi, et vaut le détour parce qu’elle forme une étrange curiosité. C’est une réplique en acier d’une église gothique française et a été construite par l’ingénieur Eifel, mais à part cette particularité, il n’y a rien d’autre à en dire.
A Fort-de-France le bateau fait demi-tour, le voyage d’aller se termine et il prend un nouveau départ pour retourner en France. A cette occasion l’équipage est partiellement relevé. Pour un bon retour et fidèle à une certaine superstition de marin (toujours présente même au 21e siècle), je n’ai pas seulement visité l’église mais j’ai aussi donné dans le tronc, et en continuant cet élan de générosité, j’ai acheté des souvenirs pour tous ceux qui me sont chers.
Je n’ai point oublié moi-même et j’ai acheté comme souvenir de mon voyage le drapeau de Sainte-Lucie, une île indépendante et mini-état des Antilles au sud de la Martinique. Cette île est souvent utilisé comme point d’atterrissage par les plaisanciers venant de l’autre côté de l’océan (les îles Canaries ou les îles du Cap Vert). La Martinique et la Guadeloupe forment un département d’outre-mer (DOM nr. 97) et ont dès lors le drapeau français. Ca ne servirait à rien d’en acheter un parce qu’il fait déjà partie de l’inventaire de notre bateau ‘Tadorna’ comme pavillon de courtoisie pour les visites en France. 
Au quai de Fort-de-France j’ai pris le bac pour la Pointe-du-Bout située à l’autre côté de La Baie des Flamands. En traversant la baie avec la vedette les belles images défilent devant vos yeux, une occasion à ne pas manquer pour les emmagasiner dans la caméra numérique. On a de belles vues sur le Fort St-Louis avec les (super-)yachts qui mouillent devant; au fond de la baie on peut distinguer le quai-conteneurs avec le CMA-CGM Fort-Ste-Marie sous les grues, et le panorama de Fort de France se déploie devant les montagnes de l’arrière pays. Pointe-du-Bout abrite une belle marina entourée d’un village de vacances animé avec de jolis logements, des boutiques et des restaurants. 
Avant le dîner on a encore pris un tout-dernier verre avec l’électricien qui part maintenant effectivement à la retraite: il va prendre l’avion ce soir pour rentrer en France. Grande est sa surprise quand la corne du bateau résonne brutalement et que ses collègues se présentent tous au bastingage au moment qu’il monte dans le taxi.

J’ai profité du séjour dans le port pour faire la lessive. Avec mon linge sale de la dernière quinzaine j’avais juste de quoi remplir une machine et j’ai même repassé les chemises et les mouchoirs. Tout ça était vite fait, il y a un lave-linge et un sèche-linge de la marque Miele sur le pont-passagers réservés aux lessives ménagères, les combinaisons de travail sont lavées dans une machine plus professionnelle dans le vestiaire de l’équipage à côté de la salle des machines. Sur le pont-officiers dans un petit réduit se trouve en plus un fer et une planche à repasser. Ceci pour dire que les mamans, amies et épouses de l’équipage et des passagers ne doivent en aucun cas s’inquiéter du bien être et de l’hygiène de leurs hommes. Personnellement je prends soin de me raser au moins tous les quatre jours, même en pleine mer.

A 22.00h en silence et dans le noir on file comme un voleur dans la nuit en direction de Point-à-Pitre et plus loin, beaucoup plus loin, car c’est le retour à la case départ


 Samedi 26 janvier 2008 – Point-à-Pitre
Encore une fois raté l’arrivée à Point-à-Pitre, je dors vraiment trop bien à bord ! Mais on est de retour en territoire connu, et comme on est samedi la ville est pleine de gens qui font leurs courses aussi bien dans les magasins que sur les petits marchés locaux qui se tiennent partout. Il fait en plus un temps estival d’excellence, sec, plein soleil et une légère brise rafraîchissante. J’ai profité du dernier arrêt sur la terre ferme avant la traversée pour contrôler mon courrier électronique et pour répondre aux messages les plus urgents. Quand ma boîte aux lettres est mise en ordre je me sens tranquille pour quinze jours.
Point-à-Pitre s’apprête tout doucement à fêter carnaval, ce samedi soir il y a déjà un premier cortège, une sorte d’avant-première ou répétition générale, en fait une semaine trop tôt, mais quand il s’agit de faire la fête on ne lésine pas sur les moyens aux Antilles. Pour l’occasion leCosta Atlantica, un bateau de croisière de luxe italien, a fait escale au ‘Terminal Croisières’. Ce village de vacances flottant a déversé ses 2000 touristes gâtés sur le quai et dans les petites ruelles du vieux centre-ville. Pas tout-à-fait mon style de voyager en mer, je ne voudrais pas changer et je préfère toujours ma cabine du Fort-Ste-Marie.

On ne verra pas le cortège de carnaval, le commandant envisage d’appareiller vers 22.00h, pour faire route directe à la maison, destination Dunkerque. J’ai assisté aux manœuvres à la passerelle jusqu’à ce que le pilote ait débarqué, puis j’ai tranquillement rejoint mon lit et j’ai pris un bon repos, le prochain arrêt n’est prévu que dans 3700 milles.

Dimanche 27 janvier 2008
Pendant cinq journées entières on a eu l’occasion de visiter les Antilles. Le temps était splendide, presque incroyable qu’il fasse tellement beau mi-janvier comparé au temps hivernal belge. J’ai déjà une petite couleur et j’espère la garder jusqu’en Belgique, surtout pour épater mon monde. Les trois premiers jours on a eu quelques pluies, mais de ces pluies tropicales, chaudes et en ondées qui arrivent tout d’un coup mais qui disparaissent aussitôt. Les deux derniers jours étaient vraiment estivaux, il faisait un temps sec et chaud avec un ciel dégagé et une légère brise de mer.
Le soir nous fûmes invités pour un autre verre, cette fois-ci il était offert par le 3e officier roumain à l’occasion de son mariage prévu pour le début mars pendant ses congés qui vont commencer dès notre retour à Dunkerque. Comme l’activité se déroulait à la passerelle, on a profité de l’occasion pour regarder les étoiles avec les officiers qui sont supposés être experts en la matière. On a bien pu distinguer Orion, Sirius, Mars etc.., c’est fascinant de voir tous ces astres bien à leur place dans le ciel et on comprend facilement la passion des marins pour les étoiles, leurs seules compagnes et la seule distraction pendant les longues nuits en mer. On pourrait pu mieux les voir encore si l’officier de quart avait bien voulu éteindre les feux de route, mais on n’a pas osé le lui demander…. De l’ordinateur de bord on a pu télécharger –avec l’aide du commandant- un ‘Guide des Etoiles’ avec les différentes constellations de l’hémisphère nord, une liste des 50 étoiles les plus brillantes et aussi la manière de les repérer. Les officiers sont vraiment gentils et toujours prêts à nous instruire de la vie des marins.

Lundi 28 janvier 2008
Le commandant espère parcourir les 3700 milles qui nous séparent de Dunkerque en 8 à 9 jours, ce qui veut dire que notre arrivée est prévue pour le 3 ou 4 février (ETA ou Estimated Time of Arrival). Après le déchargement, le bateau va tout de suite continuer sa route vers Anvers (Antwerpen) où il doit aller en cale sèche pour un premier grand entretien après ses cinq premières années de service. Comme j’habite à 25km de là, le commandant m’a proposé de rester à bord jusqu'à la vraie fin du voyage, la CMA-CGM voulant bien me faire le plaisir de me déposer devant la porte de ma maison. Je ne peux pas refuser une telle offre et en plus j’aurai l’occasion de naviguer avec ce grand bateau dans des eaux familières.
Au voyage aller le bateau était rempli de toutes sortes de marchandises, aussi bien de l’équipement que des produits de consommation et de la nourriture. Les îles ne produisent pas grand-chose elles-mêmes, et à part les bananes, la canne à sucre et le rhum, la plupart de ce qu’on peut trouver dans ce département d’outre-mer est importé de la métropole. C’est la CMA-CGM qui en assure l’approvisionnement avec une escale hebdomadaire d’un porte-conteneurs type Fort-Ste-Marie. C’est un peu normal qu’avec une telle fréquence elle a des problèmes à trouver du fret pour le voyage retour. Dans notre cas et mis à part les 80 conteneurs frigorifiques remplis de bananes, on ne ramènera que des conteneurs vide. Même bien lesté le tirant d’eau ne dépassera pas 8m, tandis que chargé à plein celui-ci doit faire 11m. A cause de la stabilité réduite qui en résulte, on risque de se faire bien secouer dans les eaux tumultueuses de l’Atlantique Nord.
La traversée est préparée d’une manière un peu plus professionnelle et plus officielle que les excursions de notre voilier ‘Tadorna’ –où l’on prépare quand même la navigation et également d’une manière sérieuse, mais avec un crayon et une feuille de papier-. Le ‘Plan de traversée’ avec les points de repère, les caps à faire, les ETAs etc. remplit une feuille format A4, qui est affichée à la passerelle de sorte que tout le monde puisse suivre le progrès du bateau. Conformément à ce plan on a cette nuit avancé l’horloge d’une heure, reprenant ainsi ce qui est déjà devenu une routine familière (comme on devient vite un marin expérimenté !).
Le nombre de passagers est fortement réduit pour le voyage de retour, en fait nous ne sommes que trois à faire une rotation complète, le couple anglais, et moi-même. Il n’y a aucun antillais ou antillaise qui semblent intéressé à un voyage en bateau vers la métropole, et sincèrement, je les comprends, il n’y a que la fin de l’hiver qui nous attend en Europe. Aussi la femme du commandant est restée à bord, elle est plutôt hôtesse d’honneur que passagère, elle est très joviale et joue son rôle de première dame avec une spontanéité naturelle.

Aujourd’hui et hier on a pu profiter de deux jours d’été en pleine mer, dignes d’une croisière de luxe, sieste sur le pont passager et plongeon dans la piscine inclus. Pendant ce voyage j’ai déjà consommé plus de crème solaire que l’année passée durant tout l’été en Belgique et en Hollande. Avant le dîner il reste largement le temps de prendre une douche et de s’habiller convenablement. Comme je partage la table avec des anglais il est important ‘to get dressed for dinner’ comme ils disent et je veux bien me comporter en vrai ‘gentlemen’, on n’a d’ailleurs que ça à faire ici à bord.

Mercredi 30 janvier 2008
On se prépare tout doucement à l’hiver, ce matin j’ai mis quelque chose de plus chaud, et à bord la piscine a déjà été vidée. Les français et les roumains commencent aussi à s’inquiéter du froid qu’ils craignent lors du séjour du bateau en cale sèche à Anvers (Antwerpen). Ils vivent vraiment dans un climat plus clément et ils n’ont pas l’habitude du froid comme les gens plus nordiques. Quand ils en parlent entre eux, j’écoute en silence et je m’abstiens de tout commentaire. Le plus nordiste des français est le coq qui vit en Champagne, où on cultive encore la vigne, les autres vivent en Bretagne ou dans le midi de la France. Les roumains à bord sont des gens de la côte de la Mer Noire qui connaît un climat doux plutôt méditerranéen, fort en contraste avec le climat des montagnes roumaines.
L’après-midi visite guidée à la salle des machines, comme au voyage d’aller. Le chef mécanicien nous a fait une confidence, il nous a montré un e-mail de la compagnie dans lequel on lui demande d’économiser du fuel autant que possible. Hier il a fait des essais à différents régimes du moteur principal et il a pu constater qu’à 74tours par minute le moteur tourne à sa vitesse économique idéale. Il consomme alors environ 70tonnes par 24heures et il fait avancer le bateau à une vitesse confortable de 18nds, à condition que la météo ne soit pas trop capricieuse.
La France connaît une formation polyvalente pour les officiers de la marine marchande, contrairement à la Belgique on ne fait pas de distinction entre lieutenants pont et lieutenants mécaniciens. Il n’y a dès lors aucun problème pour les officiers de changer la passerelle pour la salle des machines ou l’inverse. Le chef mécanicien a aussi navigué comme commandant sur d’autres bateaux, mais depuis qu’il a une fois raté une manœuvre et touché le fond, il s’est retrouvé dans la salle des machines. En fin de compte il ne s’en plaint pas trop, puisque le commandant et le chef mécanicien touchent le même salaire, tandis que le premier a une plus grande responsabilité, chargé comme il est de la gestion du bateau en général et du personnel en particulier.

Le soir un nième verre, les marins ont une réputation à honorer, cette fois pour le commandant qui prend sa retraite et pour qui c’est le dernier voyage. Il va débarquer à Dunkerque et, à l’âge de 55ans, mettre un terme à sa carrière. Fils d’un patron-pêcheur breton il a commencé dans la pêche, puis il a fait carrière à la marine marchande, d’abord comme mécanicien pour terminer comme commandant à la CMA-CGM. 
Le bosco s’était chargé de faire une collecte auprès de l’équipage et des passagers, et il est allé faire ses achats à Fort-de-France. Pour son adieu l’équipage a couvert son commandant de cadeaux et de souvenirs des Antilles, il y avait une petite barrique de rhum (incontournable mais toujours un succès), une chemise créole avec des fleurs multicolores, des t-shirts etc. En tant que simple observateur j’ai pu constater que le commandant est un vrai marin breton, homme de cœur, aimé mais aussi respecté par ses collègues officiers et par son équipage.
Comme nous, les passagers, sommes tous les trois des retraités et experts en la matière, on a voulu combler le commandant et sa femme de milles bons conseils afin de les préparer à la nouvelle vie qui les attend. On les avait préparé un souvenir en forme de bateau en papier, plié d’une vieille carte marine. Ce ‘CMA-CGM Fort-Ste-Marie’ remorquait une petite barque nommée ‘l’Aventure’ qui était supposée porter le commandant et sa femme vers la retraite. Les cartes périmées sont un matériel idéal pour plier des bateaux. On les a trouvées à la salle des machines où elles sont recyclées comme buvard pour protéger le sol et pour absorber la graisse et l’huile lors des petits bricolages, et on doit avouer que cela s’avère très efficace puisque la salle des machines est toujours impeccable.
 


Jeudi 31 janvier 2008 – Les Açores
Cette fois-ci l’anticyclone des Açores est bien à sa place, on rentre plein dedans : il y a peu ou pas de vent et la mer est toute plate. A 13.00h on passe à une distance de quelques 8milles entre les îles Flores et Corvo (Açores Occidentales), la terre ferme se voit des deux côtés du bateau en même temps. La présence d’habitations humaines avec leurs mâts-radio provoque, comme d’habitude, une épidémie de communications par GSM.
Depuis les Antilles on a croisé seulement trois navires, pour le reste on n’a vu que les flots, des nuages et des fronts accompagnés d’ondées. En mer on assiste à un vrai cours de météo : il n’y a rien qui encombre la vue sur les systèmes et on peut bien suivre leur évolution, tout ça est très animé mais angoissant en même temps : on voit tout arriver et il n’y a pas moyen d’y échapper.
 

Vendredi 1 février 2008
Répondu à quelques e-mails, avec la communication par satellite on n’est plus complètement coupé du monde en mer. C’est une vraie aubaine, parce que la vie continue malgré tout et il y a moyen maintenant d’y participer, ne fût-ce que virtuellement.

Pour les passagers on n’a pas encore organisé d’exercice de sécurité jusqu’ici, l’équipage, au contraire en a un chaque semaine. Je crois que pour les passagers on part du principe que les instructions écrites qui sont présentes dans chaque cabine font largement l’affaire. Puisqu’on se préoccupait quand même un peu, on a posé une fois la question au second commandant qui nous a rassurés qu’un bateau de cette taille ne coule pas en un clin d’œil et qu’en général on a tout le temps pour se préparer et pour quitter le navire (?). Soucieux de notre sécurité on regarde autour d’un œil critique, et heureusement on doit constater que le bateau est géré d’une manière professionnelle. Le matériel de sécurité et d’incendie est bien entretenu et contrôlé régulièrement ; aussi bien sur le pont que dans la salle des machines on est constamment occupé à faire l’entretien préventif nécessaire.
A la passerelle il y a une armoire pleine de procédures, il y en a même un peu de trop comme dans toutes les entreprises modernes. Le commandant s’en plaint un peu et aussi du fait qu’il passe plus de temps devant l’écran de son ordinateur qu’à la passerelle. C’est entre autres à cause de ça qu’il ne regrette pas trop de prendre sa retraite.
A la passerelle il y a une armoire pleine de procédures, il y en a même un peu de trop comme dans toutes les entreprises modernes. Le commandant s’en plaint un peu et aussi du fait qu’il passe plus de temps devant l’écran de son ordinateur qu’à la passerelle. C’est entre autres à cause de ça qu’il ne regrette pas trop de prendre sa retraite.

L’équipage commence à s’exciter vraiment, ils ne parlent que d’aller à terre et de rentrer chez eux. Au fond ça ne doit pas trop surprendre quand on sait qu’ils restent à bord pour 4 (les roumains) ou 2mois (les français). Le commandant aussi tient compte de ces susceptibilités de son équipage et il affiche aussitôt son planning fixant le jour et l’heure d’atterrissage évitant de la sorte toute spéculation.

 

L’allure du bateau est réglée pour être à quai à Dunkerque lundi matin à l’heure du premier poste des dockers. Cela devrait avoir quelques avantages : on ne doit pas aller trop vite (on n’a pas de fret urgent et on économise du carburant) et le déchargement pourra se faire pendant les heures normales de travail (moins de coûts salariaux, la compagnie est une entreprise capitaliste qui veut faire des bénéfices).

Après Dunkerque on fera encore escale à Zeebruges (Zeebrugge) pour décharger ce qui reste de conteneurs vides, puis le bateau fera route vers Anvers (Antwerpen) où le commandant espère écluser mercredi matin. A Anvers le bateau ira en cale sèche pour 12jours, rompant ainsi la routine de ‘bac pour les Antilles’ et offrant à l’équipage un peu de répit et de détente. En ce qui concerne les besoins sanitaires, il y a assez de marins chevronnés à bord qui connaissent le chemin, je ne dois rien leur apprendre. Ils me demandent simplement si quelque chose a changé depuis la dernière fois qu’ils ont fait escale, je peux bien leur confirmer que ce n’est pas le cas.
Aujourd’hui on a sorti la carte qui couvre une zone des Açores à la Manche et on l’a mise bien au dessus de la table à cartes. Ceci aussi est à mon avis psychologique : on aperçoit déjà un premier bout de la terre ferme (l’Angleterre et la France), au moins sur papier! Manifestement on a laissé les alizés et l’anticyclone des Açores loins derrière nous. Un flux instable et fort d’ouest nous pousse vers le continent, il amène un temps pluvieux et venteux qui nous est bien familier et auquel on n’échappera pas. L’équipage ne se plaint pas trop, pour pouvoir sortir à terre ils veulent bien affronter de plus grandes épreuves encore.  

On n’a pas rencontré de baleines ni de dauphins, malgré que les officiers de quart étaient toujours aux aguets. Seulement une baleine morte, dérivant au nord-ouest des Açores, a été signalée dans les avis aux navigateurs. Le lieutenant de quart a consciencieusement reporté la dernière position connue de cet obstacle à la navigation sur la carte, en même temps qu’une quantité considérable de conteneurs perdus, de chargements de bois...etc., il en flotte des choses sur les océans!


Samedi 2 février 2008 – Les parages de l’Ouest
Tout le monde a mal dormi cette nuit, il y en a qui ont même mis leur matelas sur le sol de la cabine pour éviter de tomber encore une fois de leur lit. Une forte houle de nord-ouest, issue d’une tempête sur l’Atlantique Nord prend le bateau dans son flanc et fait le rouler fortement, parfois il gîte de 20° sur bâbord à 20° sur tribord. 
Le mobilier du pont-promenade est allé se balader, les tables en métaux, le barbecue et les transats ont toute la nuit heurté les parois en acier du bateau provoquant ainsi un vacarme de chaudronnerie. De temps en temps je me suis dit : voilà, encore un conteneur qui passe par-dessus bord, mais bon, c’est le problème du commandant, moi je n’y peux rien. Ce matin en sortant dans le couloir du pont passagers j’ai rencontré l’extincteur par terre, il s’était détaché de la paroi et il a glissé toute la nuit d’un bout du couloir à l’autre. Heureusement tout est resté à bord et le bosco et son équipe ont dès le matin commencé à évaluer les dégâts et à amarrer tout ce qui pourrait encore bouger.
Dans des conditions pareilles il ne nous est pas permis de faire une promenade sur le pont, on ne peut pas risquer de se casser un bras ou une jambe. Pour le reste du voyage on sera probablement confiné dans l’habitacle à l’arrière du bateau, on ne sortira plus de la ‘zone résidentielle’.

Dimanche 3 février 2008 – en Manche
Depuis ce matin on navigue en Manche, venant de l’ouest on va rejoindre le trafic allant est quelque part entre les rails d’Ouessant (au large de Brest) et celui des Casquets (au large de Cherbourg). Dans ce dernier on naviguera dans la bande de droite comme il se doit, pour continuer vers le rail du Pas-de-Calais (‘the Dover Strait’ comme disent les Anglais).
Une fois en Manche le trafic devient intense tandis que la visibilité diminue, sur le radar à une portée de 12milles on voit plein de bateaux qu’on distingue péniblement à l’œil nu. C’est une situation assez stressante qui exige une concentration accrue des gens à la passerelle. Dès maintenant et par mesure de sécurité ils sont toujours deux, un officier et un timonier. En plus on n’écoute plus sa musique préférée, ce n’est que le troisième officier qui débarque à Dunkerque pour aller se marier en Roumanie qui siffle un air amoureux en vue de l’arrivée. Entretemps le vent et la houle ont changé de direction, ils viennent maintenant par derrière ce qui est beaucoup plus agréable.
Le voyage a été une expérience unique et enrichissante, comme observateur extérieur mais privilégié j’ai pu vivre comment un bateau moderne est géré et comment les gens à bord fonctionnent et essayent de se faire une vie. Le respect et l’estime que j’ai toujours eus pour les marins ont encore augmenté.
Au cours de ce voyage de retour on a cinq fois en une semaine avancé l’horloge d’une heure, ce qui s’est montré beaucoup plus fatiguant que l’opération inverse, faite au voyage aller. Le manque de sommeil en combinaison avec les mouvements incessants du bateau et le bruit de fond omniprésent de la salle des machines, sollicitent sans cesse l’organisme. Quand on fait plusieurs fois de suite la navette vers les Antilles, comme l’équipage on risque de se retrouver complètement déboussolé et de toute façon on devient vraiment mou d’être toujours balancé. Une fois de retour à terre ça prend facilement une ou deux semaines avant d’être de nouveau adapté à la vie sédentaire.
Pour l’équipage les passagers forment une curiosité, une anomalie inactive dans leur communauté travailleuse; mais en même temps ils sont pour eux une référence à la vie à terre à cette autre vie à laquelle participent leur famille et leurs proches et qui ne cesse de continuer,  même pendant leur absence. Comme à chaque lieu de travail les salariés n’hésitent pas à critiquer leur employeur, à bord celui-ci s’appelle ‘La Compagnie’ ou encore ‘Marseille’. Il faut que les gens puissent ventiler leur mécontentement, ils seront soulagés et ils vont se sentir mieux après. La présence de passagers crée un environnement social informel où trouver des interlocuteurs bienveillants et neutres.
Entretemps on navigue en eaux françaises et la ligne d’arrivée se pointe à l’horizon, deux bonnes excuses pour célébrer un dimanche authentiquement français. On a mangé des croissants au petit-déjeuner et le commandant nous a invités à prendre l’apéro dans le carré des officiers. A midi on a commencé avec une bouchée à la reine d’escargots, puis on a dégusté un magret de canard avec un éventail de légumes pour terminer avec une tarte javanaise.
L’équipage montre les signes habituels de nervosité et s’excite pour mettre pied à terre. A la passerelle on a déjà sorti le drapeau belge, malgré qu’on ne doive pas hisser ce pavillon de courtoisie avant mardi. Les amarres et l’échelle pour le pilote sont d’office mis en place, aussi bien à bâbord qu’à tribord –on ne prend aucun risque!-, deux jours à l’avance.

Lundi 4 février 2008 – Dunkerque (Duinkerke)
Au petit matin, comme prévu, nous sommes arrivé au terminal-conteneurs du nouveau port est de Dunkerque en même temps que l’équipe du matin. Les terrains portuaires viennent d’être aménagés tout récemment, ils forment une vaste plaine de sable, vide et inhospitalière, mais c’est la terre ferme et ça change vraiment tout. Faire du jogging sur un sol solide après avoir trainé pendant huit jours sur une plateforme toujours mobile, quel luxe!, je ne crois pas que je me suis jamais autant amusé en courant.

 

Mardi 5 février 2008 – Zeebrugge (Zeebruges)
Parti de Dunkerque vers 6.00h du matin avec deux pilotes à bord, un français actif à la passerelle et un belge dormant depuis 4.00h dans sa cabine. Une fois en pleine mer le pilote français est récupéré par hélicoptère, la manœuvre est très simple : il va prendre place à la plage avant, s’attache au crochet et disparait dans le ciel, le tout se déroule dans les faisceaux lumineux des projecteurs du bateau et de l’hélico.
On entre les eaux territoriales belges par le Dyck-Est (Oost-Dyck) ce grand banc de sable qui longe les eaux profondes devant la côte franco-belge. Après trois semaines et demie d’absence, je suis de retour dans mon pays. De la passerelle, à 30m au-dessus du niveau de la mer, on voit simultanément les phares de Dunkerque, Nieuwpoort et Oostende, la côte belge me parait tout d’un coup minuscule, elle n’est pas plus qu’un jardin d’enfants pour plaisanciers (dont je fais partie).
Maintenant je comprends aussi cette méfiance des professionnels de la mer vis-à-vis des plaisanciers qui se bousculent devant eux tout en bas au raz de l’eau et dont les mouvements sont toujours imprévisibles. Avec une vitesse plus grande (15milles) et un horizon plus vaste (au moins 10milles, et plus au radar) ils ont affaire à plusieurs bateaux en même temps, tandis que les plaisanciers, plus lents et le nez dans l’eau affrontent les grands garçons un par un.
Quand on réveille le pilote belge à la station de pilotage du Wandelaar il n’a pas l’air très content, il trouve que c’est un peu prématuré et en plus le quai à Zeebrugge ne semble pas encore être libre de sorte qu’il faudra patienter sur la rade. Pas si simple que ça, mais heureusement le vent et le courant viennent de la même direction (sud-ouest celle des vents dominants). On fait un peu marche avant, juste assez pour pouvoir gouverner, puis on arrête l’hélice, puis on fait de nouveau marche avant et ainsi de suite, la manœuvre d’un bateau de 200m n’est en principe pas différente de celle d’un voilier de 10m.
Vers 11.00h on nous accorde enfin l’autorisation d’entrer, le pilote grogne un peu parce qu’entretemps le courant s’est renforcé et on va l’avoir de travers. Il lance le bateau à une bonne vitesse et vise le môle d’amont pour avancer un peu de travers comme un crabe. Une fois entre les môles il fait directement renvoyer la barre et freiner le bateau, cette manœuvre aussi n’est pas tellement différente de celle d’un voilier de 10m, mais je dois avouer qu’elle est plus spectaculaire.

Après avoir déchargé les derniers conteneurs vides on largue les amarres et vers 22.00h on est en route vers Anvers. La nuit l’estuaire de l’Escaut ressemble fort à un boulevard illuminé. De l’embouchure en Hollande jusqu’au port d’Anvers c’est un grand défilé d’installations portuaires et d’industries maritimes toutes en lumières éblouissantes. Un pilote hollandais ramène, en anglais, ce bateau français en Belgique, vraiment l’Europe n’est pas loin.
Mercredi 6 février 2008 – Antwerpen (Anvers)
A 6.00h on est amarré dans l’écluse de Berendrecht, la grande porte d’entrée du port d’Anvers, et à 11.00h on est vraiment ‘à terre’ c'est-à-dire qu’on vient de fermer les portes de la cale sèche de l’Antwerp Ship Repair, qu’on commence déjà à vider.
Le CMA-CGM Fort-Ste-Marie me dépose vraiment devant la porte, je suis à 25km de chez moi, je n’ai qu’à téléphoner à ma femme pour venir me prendre et, en attendant son arrivée, je prends le temps de faire mes adieux à l’équipage et au bateau.
 
Eric van Britsom
10 janvier 2010

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