Le Bougainville est alors commandé par Gilles Saint-Jalme, dont c’est, à titre professionnel, la dernière traversée. Un personnage : rien que sur le plan athlétique, il semble taillé spécialement pour commander un porte-conteneurs. L’observer pendant ce voyage me permettra de comprendre la diversité des tâches qui incombent au commandant d’un tel navire et le degré d’expertise et de sang-froid qu’elles requièrent. Le passage devant Singapour, la nuit, dans l’essaim des cargos qui convergent et prennent leur tour à l’entrée du détroit de Malacca, cela représente des millions de tonnes d’acier et de marchandises qui se frôlent, sans droit à l’erreur, sous la responsabilité d’une petite poignée d’hommes aux nerfs solides. D’autres aspects de leurs fonctions, plus inattendus pour moi, requièrent la même résistance : par exemple, la nécessité de s’adapter aux évolutions induites par l’informatisation des outils, aux constantes modifications de logiciels critiques (Chartco, pour les informations nautiques numériques, Chartrack pour les documents nautiques papier) avec – comme partout – les défaillances éventuelles auxquelles il faut remédier, et les mises à jour laborieuses... Sans oublier, non plus, cet aspect « tendu » du travail qu’exagèrent à présent des liaisons satellitaires constantes, avec leur pluie d’informations et de tâches à remplir. A l’inverse de ce que j’avais imaginé au départ, un grand cargo comme le Bougainville, pour les officiers qui le commandent, est un monde sans temps morts. |
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Aussi, je reste reconnaissant aux marins qui m’ont accueilli ce jour-là de m’avoir, au cours de ce périple, consacré quelques moments pris sur leur temps de repos. Le commandant Saint-Jalme, mais aussi le second capitaine Lambelin, le chef mécanicien Jourdan, le lieutenant et officier de sécurité Didou m’ont renseigné sur le fonctionnement du Bougainville et sur différents aspects de leurs métiers : formidable visite du navire, de ses superstructures à ses entrailles, avec ses plateformes – sentiers pris entre deux falaises de conteneurs –, ses alley ways confinées, interminables, et son moteur cathédrale qui rugit dans une atmosphère surchauffée ; découverte des opérations commerciales, des contraintes liées au transbordement et à l’équilibrage de la cargaison ; rituels accueillants : l’apéro du dimanche et, le même jour, le déjeuner en commun. J’ai une pensée cordiale aussi pour les officiers et les marins, la plupart philippins, avec qui j’ai eu l’occasion de discuter en anglais sur la passerelle, et pour Raul, le steward, qui mettait chaque jour ma cabine en ordre – un luxe, dans cet environnement où les conditions de confort ne sont pas celles d’un hôtel, mais, plus simplement, d’un lieu de travail. |
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Car on comprend vite qu’il ne faut pas s’embarquer sur un tel navire pour combler un rêve de croisière. Qu’on doit en revanche s’y faire le visiteur discret d’une usine flottante, ne déranger qu’avec mesure des hommes qui sont à leur poste, se plier avec discipline à des consignes qui visent d’abord à maintenir, dans cet univers où le danger est partout, un niveau satisfaisant de sécurité. |
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Casque, chasuble de chantier, recommandations… « Today, don’t go out on the gangway, because security rules, maybe pirats in this area »… « Please, don’t walk outside on the dock, we are loading containers now »… « On va accoster, je vous demanderai de ne pas vous approcher de la plage avant »… |
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Que peut faire un terrien de l’espèce parisienne, sinon se tenir à carreau et, depuis le poste d’observation qu’on lui aura suggéré, observer avec un intérêt intense le spectacle d’une activité professionnelle confrontée à la démesure des engins, des éléments, des enjeux financiers (la valeur de la cargaison d’un cargo comme celui-là, me dit le commandant, dépasse le milliard de dollars) ? |
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