38 jours à bord du Cma Cgm Bougainville
Jean-Paul Honoré
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  IMO 9702156      Pavillon Français - RIF
Dimensions : 398,00 x 54,00 x 30,00 m
Jauge brute : 175 688 , nette 100 254 ums
Tirant d'eau été : 16,00 m
Port en lourd 186 528 tonnes
Capacité 17 722 evp, dont 1 458 réfrigérés
Moteur MAN B&W 11S90ME-C9
Vitesse 23,5 nœuds
Construit en 2015 par Samsung Geoje (Corée

        A 65 ans, je venais de prendre ma retraite de l’université. Habitué à voyager en avion entre Roissy et Osaka (12 heures ! Moins que je n’en mets pour me rendre de Nice à Paris par l’autoroute…) je me demandais si la planète Terre n’avait pas fini par rétrécir. Je voulais retrouver quelque chose de son immensité, la respiration du temps saisie au niveau des continents et de la mer. Et puis, comme tous ceux, je suppose, qui fréquentent le site Marine-Marchande, il y avait en moi cet intérêt de toujours pour le monde de la mer et des bateaux, sentiment lié à l’enfance et à mes premières traversées de la Méditerranée, à bord du Kairouan et de l’El Djezaïr, qui m’ont laissé des images inoubliables.

        Après un séjour au Japon, j’ai donc embarqué le 22 août 2016 à bord du CMA-CGM Bougainville pour mon voyage de retour. Ma première intention était de partir d’un port japonais, Kobé ou Yokohama. Mais comme il s’agissait pour moi d’une première expérience de long séjour à bord d’un navire qui n’aurait rien d’un paquebot, j’ai souhaité pouvoir communiquer sans difficulté avec les officiers et l’équipage, et choisi de naviguer sur un cargo battant pavillon français. Je me suis donc adressé à l’agence « Voyages en cargo » de la CMA-CGM. Je n’ai eu qu’à m’en féliciter par la suite : l’équipe (merci à Madame Beaumont et à ses collègues) est professionnelle et réactive.

Première surprise, cependant : la CMA-CGM, puissante compagnie maritime, n’a pas de stop au Japon. Je devais, pour embarquer, me rendre en Chine et intercepter le porte-conteneurs Bougainville à Ningbo, au sud de Shanghaï, à l’issue de sa « tournée chinoise ».

Moi (par mail, à l’équipe de « Voyages en Cargo ») : « Quand ? Quel jour exactement ? »
Voyages en Cargo : « Trop tôt pour le dire. Le 14 août. Ou peut-être le 22. Ou le 5. D’ailleurs, ce ne sera peut-être pas le Bougainville, mais le Marco Polo. Tâchez d’arriver quelques jours plus tôt, on ne sait jamais. »

(Je résume).

        Bref, à trois mois du départ, le terrien que je suis fondamentalement redécouvrait la mer, avec ses incertitudes, ses « fortunes ». Et que le bateau, ce n’est pas le train.
Bien sûr, le temps passant, le plan de route du navire, la météo et d’autres paramètres encore se précisant, les informations, ponctuellement fournies par l’agence, sont devenues de plus en plus précises. En outre, à mon arrivée en Chine et après quelques difficultés pour consulter Internet, j’ai changé d’hôtel et choisi un établissement aux normes internationales. J’ai pu ainsi accéder à MarineTraffic et suivre par l’AIS l’approche du cargo. Mais ce n’est que trois jours avant le départ que j’ai connu de façon certaine la date à laquelle je pourrais embarquer. J’ai alors reçu cet e-mail de l’agent portuaire de la CMA-CGM à Ningbo : « CC BOUGAINVILLE would alongside Ningbo on 0800lt Monday morning temporarily. »

Temporarily. Bien noté.


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       Je m’accorde en urgence un allez-retour de 24 heures à Shangaï, portable allumé en permanence, comme recommandé, pour le cas où je devrais être recontacté, et le 22 à l’aube, rentré à Ningbo, je retrouvre au board de mon hôtel l’agent de la compagnie, chargé de m’accompagner en voiture du centre-ville jusqu’au quai. (Je déconseille d’ailleurs à quiconque fera ce voyage après m’avoir lu de s’aventurer à gagner seul, en taxi, le port de Ningbo : la zone est immense, on s’y perd).
        Par précaution, j’étais arrivé en Chine une semaine à l’avance, ce qui m’avait permis de visiter la ville. Elle vaut le détour : Ningbo est une métropole chinoise où la fréquentation touristique internationale est encore faible. On s’y sent en Chine, vraiment : dans ses quartiers commerçants, sur ses marchés, dans sa vieille bibliothèque, ses restaurants, ses grands magasins, ses rues défoncées par les travaux, ses parcs à pagodes, à pavillons, et parmi les immeubles modernistes de ses quartiers d’affaires. Quant au port, né de la réunion en 2006 de deux ports plus anciens (Ningbo et Zhoushan), c’est le premier du monde : cette année-là, 900 millions de tonnes de marchandises y ont transité. Tout y est à taille chinoise : passé les premières enceintes, on roule interminablement d’île en île, puis de labyrinthe d’entrepôts en labyrinthe de bassins, de quais, d’engins. On s’arrête longuement au poste de la police des frontières (accueil soupçonneux, rugueux, mais la présence de l’agent portuaire rassure). On repart, on roule encore et voici enfin le cargo.
 
Le Bougainville est à l’époque le navire-amiral de la CMA-CGM, et le plus grand porte-conteneurs français. C’est un colosse de 398 mètres de long, 54 mètres au maître-bau, capable de porter 18 000 conteneurs EVP, alignées par tranches de 20 étages. Le porte-avion Charles de Gaulle pourrait mouiller à son ombre. Transporter la Tour Eiffel ne lui poserait aucun problème. Vu du quai, sa muraille bleu outremer est impressionnante. Quand je le découvre, cinq portiques ont étendu les bras au-dessus de lui ; le long du quai, les tracteurs et les engins de levage s’affairent, les alarmes résonnent, partout du métal s’entrechoque, l’air tremble. Je suis entré dans un autre univers, où se rencontrent deux gigantismes, l’un industriel, l’autre naturel. Et des hommes vivent et travaillent dans cet environnement improbable.

Je suis accueilli à bord avec cordialité, et j’apprends que je serai, jusqu’à Hambourg, le seul passager. Je découvre ma cabine, dont la superficie est à peu près celle de ma chambre d’étudiant, quand j’avais vingt ans : une banquette, un lit, un petit bureau, un coin salle d’eau… Le nécessaire y est. Il y a même une pointe de superflu : une moquette épaisse, un émouvant petit bouquet de fleurs en plastique planté dans pot, et un tableau accroché à la cloison (Hokusaï, La Grande vague à Kanagawa). En cours de route, le commandant me permettra d’occuper une cabine plus vaste, et je voyagerai dans des conditions très satisfaisantes.

        Le Bougainville est alors commandé par Gilles Saint-Jalme, dont c’est, à titre professionnel, la dernière traversée. Un personnage : rien que sur le plan athlétique, il semble taillé spécialement pour commander un porte-conteneurs. L’observer pendant ce voyage me permettra de comprendre la diversité des tâches qui incombent au commandant d’un tel navire et le degré d’expertise et de sang-froid qu’elles requièrent. Le passage devant Singapour, la nuit, dans l’essaim des cargos qui convergent et prennent leur tour à l’entrée du détroit de Malacca, cela représente des millions de tonnes d’acier et de marchandises qui se frôlent, sans droit à l’erreur, sous la responsabilité d’une petite poignée d’hommes aux nerfs solides. D’autres aspects de leurs fonctions, plus inattendus pour moi, requièrent la même résistance : par exemple, la nécessité de s’adapter aux évolutions induites par l’informatisation des outils, aux constantes modifications de logiciels critiques (Chartco, pour les informations nautiques numériques, Chartrack pour les documents nautiques papier) avec – comme partout – les défaillances éventuelles auxquelles il faut remédier, et les mises à jour laborieuses... Sans oublier, non plus, cet aspect « tendu » du travail qu’exagèrent à présent des liaisons satellitaires constantes, avec leur pluie d’informations et de tâches à remplir. A l’inverse de ce que j’avais imaginé au départ, un grand cargo comme le Bougainville, pour les officiers qui le commandent, est un monde sans temps morts.
           Aussi, je reste reconnaissant aux marins qui m’ont accueilli ce jour-là de m’avoir, au cours de ce périple, consacré quelques moments pris sur leur temps de repos. Le commandant Saint-Jalme, mais aussi le second capitaine Lambelin, le chef mécanicien Jourdan, le lieutenant et officier de sécurité Didou m’ont renseigné sur le fonctionnement du Bougainville et sur différents aspects de leurs métiers : formidable visite du navire, de ses superstructures à ses entrailles, avec ses plateformes – sentiers pris entre deux falaises de conteneurs –, ses alley ways confinées, interminables, et son moteur cathédrale qui rugit dans une atmosphère surchauffée ; découverte des opérations commerciales, des contraintes liées au transbordement et à l’équilibrage de la cargaison ; rituels accueillants : l’apéro du dimanche et, le même jour, le déjeuner en commun. J’ai une pensée cordiale aussi pour les officiers et les marins, la plupart philippins, avec qui j’ai eu l’occasion de discuter en anglais sur la passerelle, et pour Raul, le steward, qui mettait chaque jour ma cabine en ordre – un luxe, dans cet environnement où les conditions de confort ne sont pas celles d’un hôtel, mais, plus simplement, d’un lieu de travail.
 
     Car on comprend vite qu’il ne faut pas s’embarquer sur un tel navire pour combler un rêve de croisière. Qu’on doit en revanche s’y faire le visiteur discret d’une usine flottante, ne déranger qu’avec mesure des hommes qui sont à leur poste,  se plier avec discipline à des consignes qui visent d’abord à maintenir, dans cet univers où le danger est partout, un niveau satisfaisant de sécurité.
      Casque, chasuble de chantier, recommandations… « Today, don’t go out on the gangway, because security rules, maybe pirats in this area »… « Please, don’t walk outside on the dock, we are loading containers now »… « On va accoster, je vous demanderai de ne pas vous approcher de la plage avant »…
Que peut faire un terrien de l’espèce parisienne, sinon se tenir à carreau et, depuis le poste d’observation qu’on lui aura suggéré, observer avec un intérêt intense le spectacle d’une activité professionnelle confrontée à la démesure des engins, des éléments, des enjeux financiers (la valeur de la cargaison d’un cargo comme celui-là, me dit le commandant, dépasse le milliard de dollars)  ?

Quittant Ningbo, le Bougainville a fait un stop à Yantian, puis a rejoint Port Kelang, en Malaisie. De là, il est reparti pour l’Europe et ne s’est plus arrêté jusqu’à Algésiras. Il est alors remonté vers Southampton, Dunkerque, Hambourg – point le plus septentrional de sa « tournée du Nord », puis est redescendu vers Rotterdam et Le Havre. Tous les terminaux de ces grands ports se ressemblent : ils ont été conçus pour permettre l’intermodularité du transport. Ce sont partout les mêmes grues, les mêmes cavaliers, les mêmes entassements de conteneurs, géométriques, multicolores et colossaux.
Et pourtant, à mieux y regarder, des différences en font un spectacle qui varie constamment : ici (Algésiras, Southampton), ce qui se révèle tout à coup, c’est l’incursion des femmes dans cet univers métallique et dur :  une petite « portiqueuse », dans sa bulle de plexiglas, soulève des boîtes de vingt tonnes ; ailleurs (Rotterdam), les équipements témoignent d’une robotisation très avancée, qui préfigure peut-être l’avenir de cette industrie ; ailleurs encore (Hambourg), c’est le gigantisme d’un terminal qui se heurte aux contraintes d’un vieux port fluvial, alors que là-bas, en Chine, du côté de Ningbo, les équipements portuaires se développent agressivement dans un espace qui paraît illimité…
  Une telle traversée se prête aussi bien à la rêverie, à la poésie, qu’à l’observation du fonctionnement de notre monde, de ses contrastes, de ses évolutions sociales, technologiques, économiques, et sans doute aussi – si l’on médite un instant sur ce qu’un tel navire transporte – sur notre appétit de consommation.
        Pendant ces 38 jours à bord du Bougainville, je ne me suis pas ennuyé un instant. J’avais embarqué une liseuse gavée de Jules Verne, de Montaigne et de romans chinois, je n’ai presque rien lu. J’ai à peine regardé les DVD que j’avais emportés. J’étais bien plus occupé à observer ce qui m’entourait et à prendre des notes sur mon petit carnet, cela en valait la peine. Recommencerais-je un tel voyage ? Certainement. Et je termine par ce qui est aussi une suggestion à ceux qui auront bien voulu me lire jusqu’ici : puisque sur les navires de la CMA-CGM il est permis – chose heureuse – de boire pendant le déjeuner autre chose que de l’eau ou du soda, j’apporterai en embarquant, non pas une bouteille de whisky (trop banal, il y en a dans la cambuse), mais deux ou trois bouteilles bien choisies d’un « vin de précision », comme disent les marins. Un vin de terroir. Peut-être aussi, emballé sous vide, un très bon fromage, de fort caractère et lui aussi bien terrien. Cela agrémentera, à la table du commandant et de ses officiers, le « chicken cordon bleu » et le « cake roulade », pourtant méritoires, du coq philippin. Et compensera un peu la saveur d’iode, de fuel et de routine de leurs longs mois de pleine mer.

PS : tous les détails de ce voyage ont donné lieu à un livre, Pontée (éd. Arléa), à paraître le 7 février 2019.

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